Ce blog présente l'ensemble des articles publiés par le journaliste Akram Belkaïd dans le mensuel L'Autre Journal (France) entre 1990 et 1992.

mercredi

4- Ramsey Clark : non à l'Empire (Mars 1991)


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Présentation : cet entretien a été publié en mars 1991, alors que la Guerre du Golfe touchait à sa fin avec la « libération » du Koweït par la coalition menée par les Etats-Unis et la débandade des troupes de Saddam Hussein.


Avocat, spécialiste de droit international, Ramsey Clark est l’une des rares personnalités américaines qui ont pris position contre la guerre du Golfe. Ancien Attorney General (ministre de la Justice) des Etats-Unis sous la présidence de Lyndon B. Johnson (poste où il a joué un très grand rôle dans le dossier des droits civiques), après avoir été l’assistant de Robert Kennedy, il s’était déjà élevé contre la guerre du Vietnam. Ramsey Clark dénonce régulièrement les interventions américaines à l’étranger. Surveillé en permanence par le FBI, il a passé une semaine sous les bombardements à Bagdad avant de retourner aux Etats-Unis et d’y manifester son opposition à une guerre qu’il qualifie d’immorale et de scandaleuse.
Il participait le 2 mars, à Alger, à un colloque consacré à la « dérive du droit international », organisé par des juristes et des avocats algériens, au cours duquel il a sévèrement fustigé l’attitude des Etats-Unis et de ses alliés occidentaux dans la guerre du Golfe.


L’Autre Journal.- Vous êtes de ceux qui pensent que cette guerre était programmée, et visait ni plus ni moins à détruire l’Irak. Sur quels éléments fondez-vous cette analyse ?

Ramsey Clark.- Je ne dispose d’aucune preuve, mais je m’appuie sur des faits bien tangibles, qui confirment mes convictions. Le comportement de l’administration américaine avant le 2 août (date de l’invasion du Koweït par l’armée irakienne) prouve que Saddam Hussein a été mystifié et conduit à envahir le Koweït. Tout a été fait pour lui donner la certitude que les Etats-Unis considéraient qu’il s’agissait d’une crise régionale, et qu’ils ne s’y impliqueraient d’aucune manière. Par ailleurs, la réorganisation de l’armée américaine, engagée à l’orée de l’année 1999, atteste que cette aventure était bel et bien planifiée. Il s’agissait de mettre sur pied un schéma d’intervention à même d’intégrer dans les meilleures conditions d’autres forces alliées. Si l’on prend soin de regarder en arrière on s’aperçoit que les armées de la coalition se sont fondues en un dispositif unique en l’espace de quelques mois. C’est un tour de force incroyable, irréalisable si notre armée ne s’y été préparée longtemps à l’avance. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence. Pas plus que la transformation éclair d’un dispositif défensif chargé de protéger l’Arabie saoudite en une armada belliqueuse ne peut être assignée au hasard.

En outre, il ne faut pas oublier l’étendue des dégâts occasionnés en Irak. Ce pays est aujourd’hui en ruine. Sa reconstruction prendra des années. Lors de mon séjour à Bagdad, l’eau et le téléphone avaient déjà disparu. Il faudra plusieurs mois pour les rétablir. Comparez les dégâts au Koweït et en Irak et vous comprendrez que la destruction de ce dernier était l’objectif réel de cette guerre, car on ne détruit pas ainsi un pays pour le contraindre à en évacuer un autre.

Ce conflit ne visait-il pas aussi à mettre un frein à la croissance de l’Allemagne et du Japon ?

Certainement, mais il ne s’agit là que d’un objectif secondaire. En s’attaquant à l’Irak, les Etats-Unis savaient qu’ils engrangeraient des bénéfices multiples, au premier rang desquels la destruction de la puissance militaire irakienne, mais aussi une présence américaine dans la région. Nous n’avons jamais été aussi proches d’un contrôle hégémonique des ressources pétrolières mondiales. Que sera le développement de l’Allemagne et du Japon sans pétrole ? Mais surtout qu’en sera-t-il de leur indépendance économique et politique vis-à-vis de l’Amérique si notre pays contrôle tous les leviers de commande ? Il est surprenant de voir ces deux pays financer une guerre dont ils risquent fort de faire les frais…

Le succès de l’offensive terrestre et la défaite de l’Irak vous ont-ils surpris ?

En aucune façon. Je crois que la puissance de l’armée irakienne a été délibérément gonflée pour laisser carte blanche aux bombardements. On a d’ailleurs prolongé l’offensive aérienne plus longtemps qu’elle n’était nécessaire, car les forces terrestres irakiennes étaient depuis longtemps hors du coup. J’ai passé une semaine à Bagdad sous les bombes. Je n’y ai vu que des ruines et une défense aérienne dépassée, incapable d’atteindre les appareils de la coalition. Tout cela m’a vite fait comprendre que l’Irak était loin d’avoir les moyens de résister à l’Amérique. Dès lors, l’issue des opérations ne faisait plus aucun doute.

Comment l’opinion publique américaine a-t-elle réagi à ce conflit ?

Il m’est très pénible de dire qu’elle était en grande majorité pour la guerre. Loin de lui trouver des excuses, je dirai simplement qu’elle a été bernée, victime du plus gros hold-up médiatique de l’histoire. Les gens ont cru comprendre ce qui se passait, mais ils ne savaient rien. Heure après heure, seconde après seconde, un matraquage systématique nous a fait croire que nous étions des saints, tandis que l’Irak et Saddam étaient des démons. Plus la ficelle était grosse et plus ça marchait. Je crois que l’immense majorité des Américains n’ont pas fait l’effort de prendre du recul et de réfléchir. De consentir à un effort d’analyse, sans s’abandonner à la facilité de l’endoctrinement médiatique. Il reste que George Bush (père) ne fait pas l’unanimité et que des mouvements de protestation ont tout de même surgi.

Il est malgré tout surprenant de constater que vous êtes l’une des rares personnalités du monde politique qui se sont prononcées contre cette guerre. Où sont passés les intellectuels américains ?

Pour ce qui concerne les hommes politiques, je me permettrai de vous rappeler que la popularité de Ronald Reagan a atteint son zénith après l’invasion de l’île de la Grenade. Cette guerre contre l’Irak a été acceptée de manière chauvine par l’opinion publique, qui y a vu une sorte de super-match contre les « méchants ». Il ne faut pas oublier que les élections de novembre dernier (élections de mi-mandat au Congrès américain) ont lourdement pesé sur le déclenchement de cette guerre. Prendre la parole et exprimer son désaccord aurait été suicidaire, la pire des campagnes électorales ! Quant aux intellectuels, il faut bien comprendre qu’ils ne partagent pas les références et les valeurs européennes. Notre nation est minée par l’argent et les valeurs matérielles. Mon jugement peut sembler sévère, mais le dieu-dollar a beaucoup influé sur le comportement de notre intelligentsia.

La guerre du Vietnam avait pourtant suscité de très importants mouvements de protestation ?

Combien de temps et combien de morts a-t-il fallu pour les voir apparaître ? A l’époque l’argent était déjà une « valeur » cardinale, mais l’humanisme et les sentiments pacifistes demeuraient vivaces. Il faut vivre aujourd’hui aux Etats-Unis pour comprendre que dorénavant seul le dollar y a de l’importance…

Comment appréciez-vous le rôle qu’on joué les Nations unies dans le conflit ?

Adolescent, l’idée d’une organisation regroupant sur un pied d’égalité toutes les nations du monde m’avait enthousiasmé. Je n’ai pas mis longtemps à déchanter. J’ai vite compris que le Conseil de sécurité et son droit de veto étaient une anomalie flagrante. Il ne s’agit que d’un « butin » que se sont partagé les pays victorieux à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Cette croisade contre l’Irak m’a ôté toutes mes illusions. L’ONU n’a jamais été à la hauteur de ses obligations. D’instrument de paix, elle s’est transformée en vecteur de guerre. Sa Charte et son chapitre six, qui traitent du règlement pacifique des litiges, ne valent plus rien. C’est une terrible défaite pour l’humanité de voir que la paix n’a pu être préservée. Cette organisation n’est plus qu’une enceinte de corruption, où des puissances achètent par l’argent et la menace les voix des petits pays. Nous avons effacé la dette militaire égyptienne, nous vendons des armes à l’Ethiopie, et nous faisons cela avec toute une nation susceptible de voter pour nos intérêts ou disposée à nous aider à maquiller nos coups de force à l’étranger en croisades du droit. Qu’elle ait autorisé ce véritable désastre humain témoigne de la faillite de l’ONU.

Que pensez-vous du concept de « nouvel ordre international » ?

Derrière ces grands mots ne se dissimule rien d’autre que la future domination de l’Amérique. Nous allons nous employer à tout régenter afin de mieux contrôler les richesses du monde. Il serait d’ailleurs plus judicieux de parler du nouvel ordre américain.

Grenade, Panama, Irak, les interventions militaires américaines semblent s’intensifier…

Thomas Jefferson déclarait en 1815 qu’il fallait cueillir la pomme cubaine de l’arbre espagnol. Puis nous avons annexé le Texas et la Californie après avoir battu le Mexique. La guerre de Sécession a marqué une pause en matière d’interventions extérieures. Puis les choses se sont accélérées à la fin du XIX° siècle. Hawaii, Cuba, Porto Rico, Panama… Qui se souvient de nos interventions en 1914 au Mexique et à Haïti ? Cela pour vous expliquer que nos expéditions à l’étranger sont aussi anciennes que notre pays. Nous avons une tradition de violence que nos divers gouvernements maîtrisent plus ou moins bien. Notre personne politique semble considérer que chaque génération devrait avoir « sa » guerre.

J’ai vécu la crise de Cuba, sans y jouer de rôle, mais j’avais senti que nous étions passés à deux doigts du pire. Aussi l’escalade au Vietnam ne m’a-t-elle pas étonné. Nous vivons un syndrome interventionniste permanent qui n’a rien à voir avec le degré d’instruction de nos gouvernants. Tenter d’expliquer l’aventurisme militaire des Etats-Unis par la personnalité de ses présidents n’a aucune validité. Theodore Roosevelt est aujourd’hui considéré comme l’un des présidents les plus progressistes qu’ait connu notre pays. Cela ne l’avait aucunement empêché d’annexer le Panama…

Cette guerre signe-t-elle la fin du rêve européen ?

J’observe en premier lieu que l’Europe éprouvait déjà beaucoup de difficultés à naître. Cette guerre va ralentir son unification. Mais je crois que la montée en puissance économique, et peut-être militaire, de l’Europe est inéluctable, en dépit de la future mainmise des Etats-Unis sur le pétrole du Proche-Orient. Reste que les différends en matière de politique agricole iront croissant entre l’Europe et l’Amérique. Cette crise n’aura été qu’une trêve permettant de créer momentanément une solidarité de façade.

Que pensez-vous du rôle joué par la France tout au long de cette crise ?
Le discours du président Mitterrand à l’ONY en septembre dernier m’avait laissé penser que la France ferait tout pour sauvegarder la paix. Puis la France a adopté une position de plus en plus dure, inflexible. Je pense que le gouvernement français a compris, je ne sais ni quand ni comment, que la guerre était inévitable. L’engagement des forces françaises relève donc d’un calcul visant à s’assurer une place à la table des négociations. Une place chèrement acquise au détriment de l’indépendance de vue.

Est-ce à dire que la France n’est plus qu’un pays comme les autres, s’alliant aux Etats-Unis autant par conviction que par intérêt ?

Je pense que la France conservera sa spécificité sur un plan culturel. Mais la culture n’est pas tout. Le grand rêve du général De Gaulle est aujourd’hui dépassé. Les impératifs économiques contraignent la France à réviser ses velléités d’indépendance vis-à-vis de la politique américaine. De la France, je retiens tout de même nos pages d’histoire commune, qui ont souvent été glorieuses, à commencer par notre guerre d’indépendance. Mais le conflit du Golfe et la destruction de l’Irak seront sûrement les pages les plus tristes, les plus sombres, sinon les plus honteuses de « l’amitié » franco-américaine.

Quel sort attend Saddam Hussein ?

Qui peut savoir ? Peut-être sera-t-il contraint de s’exiler, ou encore subira-t-il le sort de Noriega. Les Etats-Unis iront jusqu’au bout de leur désir d’humilier le président irakien, et de conforter par la même occasion leur opinion publique de l’idée qu’elle s’en fait. Nous aimons donner des leçons. L’image de Noriega emprisonné comme un vulgaire dealer a frappé l’imagination de l’Américain moyen. Il est encore trop tôt pour savoir ce qui attend Saddam. Une campagne de déstabilisation va peut-être débuter, qui conduirait à un coup d’Etat. On peut aussi prendre comme hypothèse qu’il est désormais de l’intérêt des Etats-Unis de laisser Saddam Hussein à la tête de l’Irak pour justifier la présence permanente de nos troupes dans la région.

Les GI’s ne vont donc pas quitter le Golfe ?

Il faut que nos troupes s’en aillent. Mais je pense que l’Amérique fera tout pour rester. Les excuses ne manquent pas. Cessez-le-feu non respecté, opérations de déminage, protection d’un Koweït affaibli, danger iranien,… J’ajoute que nous ne sommes pas partis d’Europe ou des Philippines. En fait, nous ne partons jamais. Il reste que les pays arabes de la région doivent exiger notre départ. C’est pour eux une question de survie, les risques de nouvelle crise engendrée par une présence américaine permanente sont trop importants.

A vos yeux, les Etats-Unis s’apprêtent donc à dominer le monde entier ?

Cette volonté existe. Je vous laisse imaginer ce que deviendra la Terre si nous devenons les maîtres du monde. La crise du Golfe le prouve. Je ne pense pas que l’URSS et la Chine aient souhaité la destruction de l’Irak, mais ils n’ont pratiquement rien fait pour s’y opposer. Non seulement par calcul, mais aussi par impuissance vis-à-vis de cet incroyable déploiement guerrier et technologique. Or une Amérique contrôlant d’une manière ou d’une autre les réserves pétrolières sera encore plus forte qu’aujourd’hui.

Pensez-vous que l’Amérique interviendra de nouveau ailleurs, si elle le juge nécessaire ?

Notre armée interviendra à chaque fois que nos intérêts seront menacés. Etre les maîtres du monde ne signifie pas être présents partout. Nous n’arrivons pas à une gérer une ville comme New York, comment voulez-vous que l’on puisse aller en Indonésie ou en Chine ? Mais il est sûr que si nous intérêts le commandent nous interviendrons par n’importe quel moyen, y compris en utilisant l’arme nucléaire. En général, il s’agira pour les Etats-Unis de maintenir la majorité des pays dans leur pauvreté actuelle, avec des régimes corrompus, mais obéissants.

Sommes-nous définitivement sortis de la guerre froide, et pensez-vous qu’un affrontement soviéto-américain n’est désormais plus envisageable ?

Au sens des années 50 et 60, la guerre froide n’existe plus, mais rien ne prouve qu’elle ait à jamais disparu. L’URSS demeure traversée de violents courants conservateurs qui peuvent influer sur sa politique étrangère. Affirmer que la situation économique catastrophique de ce pays l’oblige à se soumettre au monde occidental est une erreur. Je crains que l’euphorie n’es de la guerre du Golfe ne nous conduise à des conflits majeurs entre l’URSS et les Etats-Unis dans un avenir plus ou moins éloigné. Je tiens aussi à dire, pour compléter ma réponse à votre précédente question, que l’Amérique n’aura aucun scrupule à intervenir en Europe occidentale même si cette idée apparaît aujourd’hui farfelue.

L’Amérique ne tolèrera pas longtemps une réelle puissance nucléaire et économique européenne. J’ai aussi un autre sujet d’inquiétude. Ce sont les ressources énergétiques de l’URSS qui commencent à être exploitées par l’Europe. Cette exploitation échappe complètement aux Etats-Unis, qui voient des marchés de prospection et de vente leur passer sous le nez. Un jour viendra où l’or noir du Proche-Orient ne sera plus le seul moyen à mettre dans la balance des chantages économiques.

Pensez-vous, comme beaucoup s’accordent à le dire, que les Palestiniens sont les grands perdants de cette guerre ?

Le grand perdant en est d’abord le peuple irakien qui a été totalement brisé. Les Palestiniens quant à eux, touchent encore davantage le fond. J’ai été le défenseur de l’OLP à l’époque où les Etats-Unis voulaient faire expulser le délégué de la centrale palestinienne à l’ONU, et j’avais saisi tout le scandale et l’injustice liés à la question palestinienne. Aujourd’hui les Etats-Unis vont tout faire pour éliminer l’OLP du dialogue et tenter de trouver des interlocuteurs dociles. Déjà au Koweït des voix bien intentionnées demandent à ce que les négociations s’effectuent avec des Palestiniens modérés. Je crois aussi qu’un Etat sera créé pour donner le change. Mais il n’aura pas de réelle souveraineté, et dépendra économiquement de ses voisins.

Chaque pays arabe va devoir gérer l’après-guerre, en particulier les problèmes liés à la montée de l’islamisme. Pensez-vous qu’il sera de l’intérêt des Etats-Unis de favoriser l’émergence de républiques fondamentalistes, au détriment de la démocratie ?

Il est de l’intérêt des Etats-Unis de favoriser l’émergence de tout gouvernement qui lui soit docile et fidèle. Je ne pense pas que Bush (père) – pas plus que Reagan d’ailleurs – éprouve une quelconque sympathie pour l’islam. L’un et l’autre seraient plutôt proches des fondamentalistes chrétiens, dont ils sollicitent régulièrement le vote. Il reste que si la démocratie arabe risque de mettre en péril les intérêts des Etats-Unis, en débouchant par exemple sur une union réelle vis-à-vis d’Israël, il apparaîtra alors de l’intérêt supérieur de l’Amérique de contrer le développement de la démocratie, quitte à favoriser pour ce faire l’apparition de régimes intégristes.

Propos recueillis à Alger par Akram Belkaïd
L'Autre Journal, Mars 1991

1 commentaire:

  1. Many years later everybody can see that Mr. Clark was right. He said, the US would not tolerate too much cooperation Russia/Europe regarding energy. Between the lines he is also saying that the cold war is not finished. And the most important message is that the US is ready to attack any european country if it deems necessary.
    They dismanteld Yugoslavia. And now 20 years later they would attack France or Germany. No doubt about it.

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