Ce blog présente l'ensemble des articles publiés par le journaliste Akram Belkaïd dans le mensuel L'Autre Journal (France) entre 1990 et 1992.

mardi

7. Paysage d’après coup d’Etat (Février 1992)

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La voiture a du mal à démarrer. Peut-être la batterie. Les nuits sont glaciales et le réveil difficile. J’aime pourtant commencer le travail très tôt. Sept heures du matin. La ville dort encore et les premiers clients n’ont pas la force de parler politique. Il fut une époque où je roulais de nuit, mais trop de collègues ont été agressés ces derniers temps. Alger des années 1990 est avant tout celle de l’insécurité. Parfois en sortant de la maison je me demande comment j’en suis arrivé à faire ce métier. Cinquante-six ans et taxieur. Non, ne cherchez pas ce mot dans le dictionnaire, c’est nous, Algériens, qui l’avons inventé. D’abord l’essence pour la journée. La station d’Hussein-Dey est déjà ouverte. Cent cinquante dinars le plein : le prix de l’essence vient d’augmenter et Ghozali a annoncé que ce n’était pas fini. Un jeune, quinze ans tout au plus, me propose de nettoyer le pare-brise. En le voyant faire c’est le désastre de l’Algérie qui me transperce les yeux et le cœur. Une génération sacrifiée. Celle qui n’a rien et qui risque de ne jamais rien avoir. Celle que l’on chasse de l’école parce que pas de place. Celle qui fume du haschich le soir en pensant à l’oiseau qui sort de sa cage, celle aussi qui terrorise les pharmaciens et s’évade en avalant des neuroleptiques.

Il prend son temps et je n’ose pas le brusquer. C’est un enfant des émeutes du 5 octobre 1988 pour qui le respect de l’Etat n’existe pas. Comment lui en vouloir ? Leur en vouloir ? Dans la rue ou ailleurs, le regard pour l’aîné est dur, haineux. Reproches inconscients et base militante idéale pour le FIS (Front islamique du salut). « Alors El Hadj, tu as vu ? Ils nous encore menti hein ? Le FIS a gagné les élections et ces chiens ont éteint la lumière. » Je souris. Il y a quelques années, dans un match contre la Libye à Tripoli, les projecteurs du stade avaient été éteints et le terrain envahi quand l’Algérie menait. Depuis, éteindre la lumière veut dire être mauvais joueur, ne pas accepter la défaite. Mon sourire muet l’agace un peu. Paroles tranchantes : «  De toutes les façons c’est pas fini ! Tu vas voir ! Hachani va appeler au Djihad et ils vont même être obligés de libérer les cheikhs qui sont en prison. De toutes les façons on a déjà gagné parce que Chadli est parti… »

Ne rien dire, le laisser croire à cette maigre victoire. Bientôt, demain, il comprendra. J’aurais aimé lui faire laver toute la voiture. Les grandes coupures d’eau n’ont pas encore commencé mais cela ne saurait tarder. La sécheresse est là et l’été sera brûlant… En remontant sur Belcourt je passe devant la petite école où nous avions voté pour le premier tour. Oubliée l’ambiance de fête. Les gens surexcités. Quelque chose de nouveau qui chassait une monotonie sans autres lueurs que la télé et « La roue de la fortune ». Emotion. Les choses peuvent paraître simples, mais rendez-vous compte. Pour la première fois nous allions avoir des élections pluralistes et propres. Tout le monde l’avait promis. Chadli, Ghozali et même l’armée. Tout cela après les votes truqués des Français et les 99% de oui, version parti unique. Et puis petit à petit les choses ont commencé à virer. Le résultat, le choc et l’inquiétude. Cent-quatre vingt huit sièges pour le FIS, pour qui la majorité absolue ne serait plus qu’une formalité au second tour. La déroute du FLN (Front de libération nationale, quinze sièges), et le nombre incroyable des abstentionnistes. On a beaucoup parlé d’eux et des raisons qui les ont motivés à rester chez eux. Dialogue avec mon voisin au lendemain du départ de Chadli.

« Tu vois que j’ai eu raison de ne pas voter. La preuve ! Un coup pour rien. Les militaires vont sûrement annuler le second tour et il ne te restera plus qu’à ranger ta carte. » Il a eu raison. Mais tout ne s’est pas fait en un seul temps. D’abord la démission forcée de Chadli, ensuite un incroyable imbroglio constitutionnel qui fait que personne ne peut le remplacer. Tour de passe-passe. Le Haut Conseil de Sécurité qui existait simplement pour que le président puisse parfois le consulter prend les choses en main. Evidence, l’armée est derrière tout ça puisque l’homme fort du Conseil est le général Nezzar. La suite est connue. Une présidence à cinq, l’arrivée de Boudiaf et l’inquiétude pour demain. Mais le premier drame reste que ces élections ont eu, elles aussi, leur cortège de fraudes et de trucages. Cartes détournées ou jamais envoyées, bulletins falsifiés, tout le monde a triché, chacun à sa manière. On a peut-être voulu aller trop vite. Qui sait ?

Place du 1er mai. Celle où le FIS s’est battu avec l’armée au mois de juin dernier. Un vendeur de pièces détachées. Grands trafiquants. L’ampoule de veilleuse que je cherche depuis des mois est introuvable mais j’ai de la chance car le disque d’embrayage est disponible. Dix fois plus cher que dans un magasin d’Etat et pas de facture. Vente au noir et au diable les impôts et les contrôles. Je suis réticent. « Si c’est trop cher pour toi, tu n’es pas obligé de le prendre khô ! (frère). On l’a ramené de France. Neuf, et pas de la casse. A sept dinars pour un franc, tu peux faire tes comptes. » Le Patron est FIS et de mauvaise humeur. Mais ce qui arrive à l’Algérie et à son parti n’empêche pas les affaires de continuer. On imagine souvent que les islamistes algériens sont pauvres et révoltés. Cliché simpliste et fausse vérité. Les petits et les grands marchands ou affairistes le sont souvent. Ils rêvent tous d’un pays sans impôts autre que la zakkat (aumône), et de l’ultralibéralisme promis par les cheikhs.  Même Hachani, l’actuel numéro un du FIS, ne le cache pas : « Le libre commerce, le trabendo, ne mettent pas en péril l’activité économique du pays. Chacun doit être libre d’entreprendre… » Les syndicalistes, le FLN s’insurgent. Ils parlent d’économie de bazar et accusent les islamistes de vouloir transformer le pays en un gigantesque souk. Les jeunes n’en ont cure car pour eux le principe de vendre et d’acheter reste le plus attrayant.

Mon premier client est de ma génération. Chacun se pose la question de savoir à quel camp appartient l’autre. Une chose est certaine, il n’a pas voté FIS. « Vive l’armée ! Ce qui arrive est la meilleure des choses. Vous vous rendez compte où on allait ! Je préfère ça à la guerre civile. » L’arrivée au pouvoir du Haut Comité d’Etat, avec à sa tête Boudiaf, a soulagé la majorité silencieuse qui a parfois voté pour les islamistes et qui, une fois les résultats connus, a paniqué. Je lui parle démocratie, légalité. Il s’emporte. « Quelle est cette démocratie qui tue la démocratie ? Le FIS au pouvoir, c’est la fin des autres partis. C’est l’Iran ou le Soudan. Pas question de continuer comme ça ! ».

Hydra, le quartier des riches. La dame est très élégante. Ton autoritaire et direction Poirsson, un autre endroit huppé de la capitale. Regards qui se croisent dans le rétroviseur. Elle est détendue. La tempête est passée. « Nos deux voitures sont en panne, vous parlez d’une malchance… » Relent d’arrivisme, d’argent trop vite et trop facilement gagné. Parmi ceux qui ont eu peur que le FIS n’arrive au pouvoir, il y a ces vautours haïssables à qui nous devons, pour partie, le succès des islamistes. Peur pour la villa et les privilèges. Peur que demain des comptes ne soient demandés. Cette fois encore l’armée et les démocrates sont allés au feu pour eux. « Heureusement qu’on a l’armée. Ça fait longtemps qu’ils auraient dû chasser Chadli et arrêter cette mascarade. » Belle reconnaissance ! La preuve aussi que la démocratie n’a pas plu à tous. Cette fange, ce peuple qui parle ! Et l’armée que personne n’aime ira faire le sale boulot. Que dire à cette dame ? Aucune envie de raconter. Le maquis de 1954 à 1962. A l’intérieur, loin des planqués des frontières qui violeront l’indépendance. Mon grade de lieutenant en 1967 et mon drame. Mon mauvais choix. Zbiri, sa tentative de coup d’Etat. L’échec, le tribunal militaire, la prison. Ensuite la reconversion forcée dans le commerce et pour finir le taxi. Le directoire d’aujourd’hui a des relents d’années Boumediene. L’armée présente, qui règne dans l’ombre, surveille et déplace les pauvres pantins. Une seule devise : Le pouvoir ! 

« Enfin, j’espère que le gouvernement va avoir le temps de travailler et de nous sortir de la crise pour que les choses évoluent. » Evoluent pour qui ? Les petits ? Peut-être, mais méfiance. Trop de gens tiennent encore au système et le volontarisme de Ghozali risque d’être peu payant. Paroles d’un jeune cadre après l’arrivée de Boudiaf : « Le processus démocratique est stoppé. Ceux qui ont eu peur du FIS ont eu raison. Mais le plus triste c’est que c’est à cause de cette peur que le système va continuer à exister. Et puis les gens ne vont plus croire à la démocratie. »

Le lycée Hassiba. Ma fille y enseigne. Quinze jours sans aucune nouvelle d’elle. Souvenir pénible. Le lendemain de la grande marche des démocrates, dispute avec son mari. Les mots durs n’arrivent pas à être oubliés. J’ai parlé démocratie, espoir. Réponses terribles :
« - Il n’y a que le FFS (Front des forces socialistes) d’Aït-Ahmed qui pourra barrer le chemin au FIS !
- Mais comment, puisque ton parti n’a que vingt-cinq sièges contre cent quatre-vingt huit ?
- Je ne parle pas du vote, mais des montagnes qui nous appartiennent. Vous savez très bien que chez nous, tout le monde est en train de s’armer. Si ça barde, on décrète l’autonomie.
- Oui, mais dans cette marche il y avait quand même des gens qui simplement ne veulent pas qu’on leur confisque leurs libertés. »
Comment lui expliquer que ces revendications identitaires ont toujours faussé le débat quand la passion soufflait ? Une marche d’existence. Pour dire aux intégristes qui rêvent du Soudan qu’il faudra compter avec tous ces gens et que notre sang sera le prix à payer. « Ceux qui ont marché avec nous et qui ne sont pas du FFS avaient tous une idée derrière la tête. » Vérité. Le FFS a joué la carte des légalistes. Accord pour le second tour. Appels masqués à l’affrontement. Les communistes se déchaînent, suivis par des démocrates qui n’ont nulle honte de leur score ridicule. Même le patronat et les syndicats, pour une fois d’accord, sont de la partie. « Il faut annuler les élections… Il faut éradiquer la gangrène islamiste… Il faut… Il faut… ». Sans être islamiste, comment ne pas réagir ? Une stupide levée de boucliers qui n’a fait du bien… qu’au FIS. On a donné à penser à la majorité silencieuse qu’on voulait voler sa victoire au « parti de Dieu », qui n’avait dès lors même plus besoin de faire campagne. Et la situation actuelle ne va rien changer.
« Vous allez à l’hôtel El Djazaïr ? » Un journaliste étranger. Un vrai. Il me parle. Pose des questions. L’envie de lui poser les miennes. Guerre du Golfe ? Vos mensonges et votre racisme à peine masqués ? Et ces bêtises que vous débitez sur l’Algérie dans vos journaux. Mais il n’y a pire aveugle que celui ne veut pas voir. A ces gens-là il faudra toujours des clichés et du sang.

Bab-el-Oued. Le fief du FIS. Le soir de la démission de Chadli, les gens étaient abasourdis. Très peu de signes de joie. Une victoire à la Pyrrhus. Paroles d’un barbu amer. « Ils nous ont eu. Ils l’ont fait démissionner au moment où nous allions gagner. Rien de mieux pour remettre les compteurs à zéro. Il va falloir tout recommencer. » Recommencer ? Campagnes, slogans. Les rumeurs parlent d’affrontements possibles. De dissolution du FIS. J’ai peur pour demain. En démissionnant, Chadli a pris une décision historique. La balle est dans le camp des islamistes. Vont-ils attendre la chimérique élection présidentielle ou porter le feu dans la rue ?

J’achète mes journaux au hasard des courses. Le petit kiosque du Clos-Salambier croule sous les titres. Choix difficile. Trop de rédactions ont appelé, parfois sans s’en rendre compte, au sang. D’autres ont essayé, tentent encore, de préserver la paix civile, alors que certains tournaient déjà… la gandoura. Prêts à baiser les pieds des futurs maîtres de la République islamique. Les gens, inquiets, lisent de plus en plus. Dans la rue j’entends « Constitution », « garant de la souveraineté », « AFP ». Chaque crise a ses bons côtés. Les murs sont couverts d’affiches. Vestiges d’un premier tour oublié. Cinquante-six partis au départ ! Résultat : trois seulement existent. FIS, FFS, FLN. Les trois fronts. Derrière, les mentions passables et les rachats. Probables outsiders de demain. Long travail à accomplir. Les autres islamistes. Nahda parfois plus FIS que le FIS. Hamas ou l’islamisme souriant version costard-cravate. Quelques « démocrates » à qui il reste à apprendre que la rue attend qu’on lui parle. Et puis, dans les profondeurs du classement, ceux que l’on devrait interdire d’examen.

« Tu te rends compte ! Tout l’argent que ces gens-là ont dépensé alors que la ville tombe en ruine. Pas un seul député et ils osent encore nous ennuyer avec leurs communiqués. Tiens, il y en a un qui n’a même pas eu cent voix et qui veut être président de la République. » Mégalomanie. Avant, chaque Algérien faisait et défaisait dans ses rêves l’équipe de foot. Aujourd’hui, chacun gouverne… Et d’ailleurs quelle élection présidentielle ? Le Haut Comité d’Etat peut siéger jusqu’à la fin du mandat de Chadli. Ghozali a au moins deux ans pour gagner son pari.

La route de l’aéroport. Encore un barrage. Partout dans le pays, aux carrefours, sur les places, la présence de le la gendarmerie, de la police et de l’armée. Herses, kalachnikovs, contrôles. Parfois des blindés veillent. Un état de siège sans l’atmosphère inquiète et folle de juin 1991. Encore un PV. Pas d’essuie-glace droit. Expliquer qu’on me l’a volé l’avant-veille et que, de toute façon, il ne sert à rien est la pire chose à faire. Nervosité et balle au canon. « Ils prennent leur revanche ; surtout les hamma-loulou (les policiers en uniforme). » Le client est jeune. Un trabendiste qui va sûrement aller sur Damas ou Barcelone acheter des fripes qu’il revendra cent fois leur prix. Les nouveaux businessmen algériens. Son idole ? Ali Benhadj, le cheikh emprisonné à Blida. « Tu sais ya baba (mon père), moi je crois que la djabha (le Front) va appeler au djihad. C’est avec les armes et le sang qu’on aura la République islamique. Le vote, la démocratie… du khorti (mensonge), inventé par les gwars (Occidentaux). »

Terrible incertitude. La direction du FIS estime que le temps joue pour elle. Demain, dans deux ans, les responsables sont certains que les gens voteront la couleur verte. Pourtant, certains sont prêts à mourir. Eternel combat entre modérés et extrémistes. Sombre image. La base déborde la direction. La rue s’enflamme.

L’une des deux jeunes filles a le hidjab. Elle a voté FIS au grand dame de son amie qui l’accuse d’être aveugle et inconsciente. Les paroles de ma fille résonnent encore dans ma tête : « Bien sûr, le FIS ne te dérangera pas trop. Ce pays est déjà un pays d’hommes et il le sera encore plus. Mais moi ? Rentrer à la maison ? Cacher mon visage derrière une bâche noire ? Subir la morale à deux sous et ne pas sortir à cause du couvre-feu ? Et ma fille ? Ta petite-fille. Enfermés sa joie de vivre, son sourire ? » Vérité violente. Mais la conscience est parfois égoïste. Refoulement. Lâche abandon. Les deux clientes veulent aller à Riadh El Feth, le seul centre commercial de la capitale. A l’américaine. Don de Chadli que personne ne regrettera. Un pays à genoux. Les écoles détruites et l’éducation minée. La démocratie imposée par les morts d’Octobre et la haine du petit peuple. Paroles folles d’un imam pendant le ramadan : « ils seront tous jugés, y compris leur chef suprême… ».

L’homme n’a pas suffisamment d’argent. Trop chère la course. Les tarifs ont augmenté trois fois en un an. Il me parle du riz, de la farine et de la semoule qui manquent. De l’huile désormais hors de prix et du sucre à la couleur noire ? Que lui répondre ? Quel que soit le vainqueur de cette partie d’échec, il faudra penser à ceux qui, jour après jour, sombrent vers la pauvreté. Dieu merci ! Le policier ne m’a pas vu m’arrêter pour prendre cet autre client. Mais comment faire autrement ? Trop de monde et pas assez de bus. Dans les esprits, la situation politique encore et encore. « Moi j’ai rien compris. Hier c’était clair. Y avait le FIS d’un côté et le reste de l’autre. Aujourd’hui on nous ressort Boudiaf. Le FLN annonce qu’il est contre… le gouvernement. Et le FFS adopte la même position que le FIS. On est vraiment un pays de fous… ».

La victoire du FIS, la démission de Chadli et surtout l’intervention de l’armée ont mis bas les masques tout en déroutant la majorité. Le FLN ! Hier détesté, haï, car assimilé au pouvoir. L’occasion pour lui est unique. Chance de se démarquer de l’armée, de prouver que c’est elle qui a toujours gouverné et que le Front est désormais dans l’opposition. Grandes batailles en perspectives. « Dans l’opposition ? Ces ventres mous avec leurs cravates, leurs salaires scandaleux et leurs grosses voitures ! Mais ils ne sauront jamais ! ». Fin de journée. Je n’ai même pas eu le temps de manger. Conduire devient fatigant. Mais l’argent, toujours et encore. Aider mon fils dont le salaire d’architecte suffit à peine à le faire vivre. Aider…

La télé nous joue un vieil air. Les années 70. Chants patriotiques et images d’archives. Flash-back. 1956. Nous étions en repli dans les Aurès. Repos forcé en attendant les munitions et le bon vouloir de ceux de l’extérieur. La nouvelle de l’arrestation des cinq du FLN est tombée dans l’indifférence générale. Un fait comme les autres à peine commenté. La preuve que ceux qui nous dirigeaient chantaient déjà chacun son air en coulisse. Luttes d’influence. Envie de régner demain. Unanimité de façade qui préparait les maux de l’Algérie d’aujourd’hui. Souvenirs. La fureur du chef. « Personne ne les a mandatés pour aller voir le roi du Maroc. C’est à l’intérieur de décider. Ici les hommes meurent et eux ne pensent qu’à leur stature. »

Bouzareah. Immense bâtisse. Mon vieil ami du maquis n’est pas surpris de me voir. Colonel de l’armée de terre. Hier sous mes ordres sous le feu des Français, aujourd’hui maître dans l’ombre. Ma visite pour savoir. Comprendre. Quelques mots secs. Quelques phrases. « Il n’était pas question de laisser faire. L’armée en a assez de tirer sur les gens à cause des conneries de Chadli. Déjà en juin, j’étais d’avis de luis faire la peau. Te rends-tu compte ! Il était prêt à cohabiter avec le FIS et à signer leur lois. La guerre civile à coup sûr. Les montagnes kabyles qui s’enflamment, les démocrates qui bloquent la machine économique et les règlements de compte qui commencent. Même les élections étaient vérolées. Manipulations d’analphabètes et faux bulletins. Ghozali a désormais carte blanche pour faire démarrer le pays dans la bonne voie. »

Carte blanche… L’homme peut réussir. A moins que le système ne l’absorbe ou que les islamistes ne décident la guerre. Reste à savoir quel prix l’armée est prête à payer. L’Algérie ne sera jamais un pays comme les autres.

L'Autre Journal, Février 1992
Akram Belkaïd, à Alger
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vendredi

6. "Paris air show", le regard de l'Amérique (Juillet-Août 1911)

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France terre d’asile ? Pas pour les centaines d’Américains présents au salon du Bourget. L’Hexagone est un enfer. Guide de survie.


Jim D. quitte rarement son pays. Pourtant, tous les deux ans, il ne manque pas de venir à Paris pour le salon du Bourget. Ni touriste ni chasseur de pin’s, il est simplement l’employé d’une grande firme américaine dont l’activité est de vendre des produits sympathiques, tels que les avions de combat, les missiles et autres douceurs. Paris pour un US citizen est toujours un rêve. Les clichés vivent encore. Jim ne verra pourtant pas grand-chose. Son temps aura été partagé entre les réceptions, les stands et les démonstrations. Une quinzaine bien remplie dont lui et ses collègues tirent une grande fierté. Comment d’ailleurs ne pas être fier ?

Des carnets de commande qui se remplissent à nouveau et puis, surtout, quelque part le sentiment d’appartenir à un pays jamais autant adulé et admiré. Frissons de plaisir en voyant que le matériel de la « tempête du désert » est de loin celui qui attire le plus de monde. Bien sûr, les Français (jalousy of course) ont exigé que les autocollants provocateurs, qui vantent l’efficacité des armes sur le terrain, soient retirés. Dieu merci, les avions chasseurs ont pu garder les peintures rappelant le nombre de missions réussies. Dans les yeux de Jim un peu d’amusement au spectacle de ces gens agglutinés autour des barrières métalliques, se piétinant et s’insultant pour essayer d’approcher du fameux corbeau noir furtif, de toucher l’uniforme couleur désert du soldat de garde ou d’avoir un petit souvenir. Comme la photo de l’avion en mission avec, au dos, la signature du pilote.

Jim a raison d’être fier. Guerre du Golfe, contrats, money. Soulagé aussi car les consignes remises avant le départ des Etats-Unis l’avaient quelque peu inquiété. Pour le show, les compagnies américaines ont dans leur majorité remis à leurs employés qui se déplaçaient une brochure, parfois classée confidentielle, destinée à « minimiser tous les risques en énumérant les menaces qui pèsent sur chaque Américain se rendant au Bourget ». Notre ami qui habite New York, la ville la plus sûre du monde, sait, on le lui répète encore, qu’il n’est nulle part en sécurité, sauf dans son pays bien entendu. Il a donc lu la brochure et en a retenu jusqu’au plus petit détail. « Eviter les fonctionnaires et les hommes d’affaires français dont la spécialité est de soutirer aux agents américains le maximum d’informations technologiques et commerciales et cela en recourant à n’importe quel type de moyen y compris les invitations au restaurant et les fausses amitiés. »

Les attentats ? « le plus récent aurait eu lieu fin mai au Sacré-Cœur. » La brochure se veut pourtant rassurante car elle précise que l’attentat « ne peut être attribué au grand terrorisme et que les groupes activistes, qu’ils soient français ou palestiniens, sont calmes ». Jim évitera donc ses collègues français et Montmartre, mais « il devra se tenir au courant de l’actualité mondiale, en particulier celle relative au Moyen-Orient ». Concernant la guerre du Golfe et ses effets, le document va plus loin et tente même une analyse géopolitique. « Les possibilités d’attentats organisés par les sympathisants de Saddam existent. Il est cependant prouvé que ces groupes sont tous sous la domination syrienne, pays à la recherche d’une bonne image de marque et qui fera tout pour empêcher ce genre d’activité. » (…) L’Américain aura donc en tête que « malgré les efforts des Français, la sécurité sera un point critique car le Bourget est la cible idéale pour les ennemis ».

La situation en France et à Paris est aussi expliquée dans ce document. On y relève que la capitale et sa banlieue ont connu « beaucoup d’émeutes violentes dues à des Nords-Africains et que la possibilité d’en avoir une autour du Bourget est très grande au vu de la forte concentration de North African immigrants. » En cas de manifestation il est « impératif de ne pas s’en approcher et d’attendre que la police en ait le contrôle total. » Et le fun ? La nuit ? La vie ? La brochure rassure à nouveau. « Les crimes violents sont très rares à Paris. Pourtant les étrangers sont la cible favorite des pickpockets, des faux mendiants et autres marginaux. » Leurs lieux de prédilection ? « Le métro et les gares. » Pas question de jouer aux héros. « En cas d’attaque, il est préférable de coopérer plutôt que de lutter et de risquer sa vie. » Suis la description de la ruse favorite des pickpockets parisiens. « L’homme est à terre, ou feindra de s’évanouir devant vous. Ne jouez pas au bon Samaritain en essayant de le relever car votre portefeuille risque de disparaître à ce moment-là. Soyez vigilants et évitez les Halles, le Châtelet et Pigalle. Prenez un taxi, c’est là le moyen le plus sûr de se déplacer. » Qui l’eut cru ? Paris ville bien plus dangereuse que Washington ou Atlanta ! Chanceux ricains que l’on ne cesse de protéger. En cas de maladie, ils pourront même « s’adresser à l’hôpital américain, où l’ensemble du personnel parle anglais. »

Terminé le Bourget. Jim va rentrer chez lui. A la rentrée de nouveaux soucis. Le prochain salon aéronautique aura lieu à Dubaï en octobre. Que faire si un Bédouin à terre lui demande de le relever ?

Akram Belkaïd
L’Autre Journal, Juillet-Août 1991

jeudi

5. Ténès, ville algérienne (L'Autre Journal, juin 1991)

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A la veille des élections législatives du 27 juin 1991, les voix d’une petite ville algérienne se brisent entre passé déchu et lendemains inaccessibles.


La capitale est si proche mais si lointaine
Savez-vous ma misère ?
Qui pleure ma tristesse ?



C’est à l’ouest. A deux cents kilomètres d’Alger. Plusieurs milliers peut-être. Des montagnes, des gorges, un port, une ville. Notre ville qui explose. Ténès qui fut Ténès la jolie. L’antique Cartena dont les murs anciens se fissurent à chaque tremblement de terre ou gros orage. Viens avec moi, suis-moi. Comprendre cette ville, c’est comprendre un peu l’Algérie. Un pays que l’on regardera avec attention au mois de juin, sans vraiment tenter de savoir. La fièvre des élections gagne tout le monde, et Dieu seul sait ce qu’il va advenir de nous.

Au détour d’un virage, le vieux Ténès. Le vrai Ténès. C’est ici que tout a commencé. Le berceau. Les aïeux. Une mosquée du XIIIe siècle qui agonise, des maisons qui tombent en ruine. Le vieux Ténès ne veut pas mourir mais tout le monde baisse les bras. Sur la place du village, adossés à un mur, des jeunes, les paumés locaux. Oublié le cliché du « hittiste », le chômeur algérois. Ils sont la détresse de l’Algérie profonde. A eux la première parole. Avant Abassi Madani ou Aït Ahmed. Avant les vedettes.

« Le vote ? La vérité est qu’on s’en fout. Les partis sont tous les mêmes. D’ailleurs, on n’y comprend rien. Le FIS et le FLN, c’est Hadj Moussa et Moussa Hadj, kif-kif. Personne ne s’intéresse à nous réellement. On ne vaut rien. On attend. Je ne sais pas ce que l’on attend, mais on le fait quand même. Il y a un an, pour la mairie, ce n’était pas la même chose. On a tous voté pour le FIS. Ils nous ont dit qu’ils allaient tout changer. Le chômage est toujours là et ils fermé la maison des jeunes et le cinéma. »

Au mois de juin dernier (1990), les islamistes gagnaient les municipales. Vote sanction contre le FLN, lassitude et haine vis-à-vis du pouvoir et des profiteurs. Aujourd’hui, les choses sont plus sérieuses. Le paysage politique a explosé. Des dizaines de partis et la majorité des Algériens qui n’arrivent pas à comprendre. Trop de manœuvres, trop de calculs. Mais quel que soit le résultat du vote, personne n’arrivera à désamorcer la bombe jeunesse. Ces jeunes qui parlent encore et encore :

« Notre vie c’est le chômage et la débrouille. Le trabendo et la contrebande. La drogue aussi. Tout le monde fume, d’autres prennent n’importe quoi. Des cachets, des antibiotiques, de la limonade mélangée à de l’alcool à brûler. Même les gamins s’y mettent. Tout pour s’évader. Le rêve c’est partir. Il y a des jeunes qui s’embarquent la nuit sur des bateaux, sans même savoir où ils vont. On joue avec nous, avec nos têtes. Le FIS a refusé deux projets pour la ville, tout simplement parce qu’ils venaient du gouvernement. Le résultat est que l’on est toujours chômeurs à cause de leurs histoires politiques. »
Des mots qui font mal. L’amertume est devenue un sport national. Inutile de parler de l’exode rural, des logements qui manquent ou des fléaux sociaux. Difficile pourtant d’évoquer les législatives sans faire le bilan de ces vingt-neuf années post-indépendance. Les années de règne du FLN et de l’armée. Un pouvoir sans partage. La citadelle est menacée. Qui va vraiment gagner ?

Mes veines se brisent,
Les furoncles me gagnent
L’histoire s’en va
Mes fils m’ont abandonnée



Suivre la route nationale. Ténès-ville. Celle des maisons aux toits de tuile rouges. L’activité politique y est plus intense. Beaucoup de candidats mais un seul indépendant qui ait réussi le parcours du combattant imposé à ceux qui n’appartiennent pas à un parti. Avoir plus de trente ans, réunir cinq cent signatures. Ses paroles sont un peu plus directes. Un peu moins démagogiques. Ecoutons-le parler :

« Je refuse d’entrer dans leur jeu. Etre indépendant c’est garder une identité, et surtout rester crédible. Dans ce pays, les gens s’identifient plus à un visage qu’à un programme politique, qu’ils sont en général incapables de comprendre. C’est d’autant plus vrai que nous avons une quarantaine de partis. Certains d’entre eux relèvent vraiment de l’anecdote. Hormis une dizaine, les associations politiques se ressemblent toutes et s’accusent de plagiat en matière de ligne à adopter. Ce n’est pas sérieux. Aucun journaliste ne peut prétendre réaliser une véritable enquête car tout est folklorique. On ne fait pas de la politique pour le plaisir de dire des âneries à la télévision. Et ces partis et la presse du pays se ressemblent. Il y a aujourd’hui près de cent cinquante titres pour à peine une vingtaine en 1988. Pourtant chaque journal est l’exacte réplique du concurrent. Le vide total. Les gens ne s’y retrouvent plus. Pour le moment l’Etat aide et paie les ardoises. Le retour de bâton est proche. Les élections auront au moins le mérite de faire table rase et de donner des leçons à certains. On ne s’improvise pas homme politique quand on n’a jamais travaillé de sa vie.

« Je ne crois plus aux démocrates. Ils sont trop enfermés dans des combats d’arrière-garde. Le paysan du coin se fout pas mal de la laïcité ou de la proportionnelle. Son but, c’est manger. S’en sortir. Cela peut paraître simpliste, mais c’est ainsi. Voilà pourquoi il n’y a pas de parti démocrate à dimension nationale dans ce pays. Le FFS d’Aït Ahmed et le RCD de Saïd Sadi sont basés sur des notions et des sympathies régionalistes et cela qu’ils le veuillent ou non. Les législatives seront un duel FLN-FIS. Ce sont d’ailleurs les seuls partis qui courtisent le monde rural. Ce n’est pas un hasard si seuls Mouloud Hamrouche et Abassi Madani sont venus à Ténès. »

Les choses ne sont jamais simples. Des années de muselage politique ont fait de nous un peuple d’ignorants incapables de juger autrement que par l’apparence, le discours et les promesses. Une situation inextricable. N’importe qui veut faire de la politique. Etre député, c’est arriver à un moment où la vie est dure. La campagne électorale démarre. Les personnalités montent au créneau. Racolage de figures connues. Footballeurs, entraîneurs, chanteurs. Triste délire. Viens, il y a d’autres voix à écouter, d’autres misères à voir.

La mer me gifle
L’écume me noie
Les filets s’en vont
Les bateaux meurent


Le Port. Les pêcheurs. Le poisson. Ici la planification économique, la bureaucratie, ont transformé le site en port de commerce. Pollution, disparition des petits métiers. Dégâts de la modernité. L’homme est à moitié aveugle. Le sel de la mer l’a trop brûlé. Il a tout été. Travailleur à l’usine de salaisons, pêcheur, raccommodeur de filets : « La vie a beaucoup changé depuis que la France est partie. D’autres maîtres sont venus. J’ai honte de dire que je ne sais pas très bien ce que veut dire ce vote. De toutes les façons, rien ne va changer. C’est une question de mentalités. J’ai toujours travaillé. Parfois pour presque rien. Les jeunes d’aujourd’hui ont été trop gâtés. On leur a trop dit qu’ils n’allaient jamais souffrir, qu’ils étaient les meilleurs. Alors ils refusent les métiers modestes. Leur rêve c’est de rouler en Mercedes ou en Golf. En attendant ils écoutent les promesses des partis. »

Terrible certitude. Les choses ne changeront pas, ou plutôt ne s’amélioreront pas. Certains parlent de choix entre la peste et le choléra. Facile raccourci mais profonde détresse. La rage à nouveau. Hier, cette ville était un paradis touristique. Où est passée la joie des colonies de vacances et des campings ? Cette année le maire islamiste a refusé de nettoyer la plage. Vont-ils supprimer l’été pour cause de moralité religieuse ? Et si le FLN gagne, que seront ces larmes promises par le Premier ministre Hamrouche ? Est-il vraiment trop tard pour l’Algérie ? Mais il reste encore des messages à prendre. Ceux des personnes qui se frottent toujours les mains, dont l’argent appelle l’argent.

Il est peut-être l’un des plus importants grossistes de la région. Hier FLN, aujourd’hui FIS. Savoir d’où vient le vent est la règle pour survivre : « Le FIS va effacer le FLN et ses monstres. Il va y avoir plus de justice, mais les autres, ceux qui ont volé, paieront. Le commerce continuera à marcher car c’est le fondement de la religion et il est normal que l’on revienne à nos coutumes. » Des phrases et des phrases. Des mots mielleux qui dissimulent la violence, l’arrivisme. Serons-nous l’Iran ? Le Soudan ? Resterons-nous l’Algérie ? Sa grandeur, sa folie, son irrationnel ? Et nos sœurs, nos mères ? Trop de questions, trop d’angoisses.
A nouveau le vieux Ténès. Celui des anciens combattants, des sacrifices et des grandes figures. De notre fierté, de notre nostalgie. Le vieil homme ne veut pas partir d’un immeuble à quatre étages. Ses ongles s’enfoncent dans la rocaille. Lutter pour rester. Lutter toujours et encore.

« J’ai fait l’Indochine. Deux fois. Puis j’ai rejoint les maquis. Après le cessez-le-feu il a fallu préparer les élections pour le référendum de l’indépendance. Nous étions unis. Nous y croyions. Malgré les rivalités. Mon père avait quatre-vingt dix ans en 1945. A l’époque, déjà, il m’a dit que nous serions un jour libres, et que l’Algérie serait un vrai pays, mais que nos problèmes seraient l’orgueil, le vol et l’injustice. Il n’avait pas tort. Aujourd’hui la ville bout. Les familles se déchirent à cause des élections. On joue notre avenir mais ce n’est plus de l’indépendance qu’il s’agit. J’ai déjà la guerre civile chez moi. De mes quatre garçons trois sont FIS et l’autre FLN. Les filles ne disent rien mais je suis sûr qu’elles voteraient pour n’importe qui, sauf pour les barbus. Voilà à quoi on arrive. La fitna. La dispute entre nous. Le FLN a trahi depuis 1962. Regarde le vieux-Ténès. Rien n’a changé. Les choses vont de mal en pis. Mes petits-enfants manquent l’école pour aller chercher de l’eau. Donne de l’eau aux gens, et ils oublieront la politique. Cette région est riche en eau et pourtant le robinet est sec. C’est ça le FLN et Ténès. Vingt-neuf ans où nous avons vécu oubliés de tous. »

Mes souvenirs vivent encore parfois
Où est passée notre sagesse ?


« Ils disent qu’ils ont changé, mais qui va les croire ? Ils font tout pour prouver le contraire. Leur candidat pour les élections était un fils du bled. Les gens étaient contents car il connaît nos problèmes. Un jour on apprend que la direction l’a écarté au profit d’un gars d’Oran. Résultat : personne ne votera pour eux car ils continuent leurs magouilles. Si le FIS gagne, ce sera la même chose. Ces gens ont inventé des trafics encore inconnus. Avant la guerre du Golfe, ils allaient en Arabie saoudite, achetaient des centaines de produits occidentaux comme les Ray-Ban qu’ils revendaient ici plusieurs fois leur prix. Voilà ceux qui vont remplacer le FLN. Avec eux il y aura l’injustice et le piston…

« Ça commence déjà. L’un des plus gros commerçants de la ville est FIS. Il a installé un suppresseur et une pompe, qui privent tout un quartier d’eau. Les gens se sont plaints auprès du maire qui n’a jamais rien fait. En plus du mépris qu’ont les gens qui possèdent le pouvoir, ils ont celui de ce qui se croient supérieurs parce qu’ils en savent beaucoup plus sur la religion. Mais en fait chacun d’eux rêve de villa et de voiture. Entre le FLN et le FIS ce n’est pas une lutte pour nous rendre heureux. C’est une bataille pour l’argent et le pouvoir. Voilà pourquoi la guerre civile est proche. La solution, c’est d’empêcher les gens de voter pour ces deux partis et de laisser les autres se débrouiller. Mais c’est trop tard. Nos familles se divisent et les frères se battent et s’insultent. On est entre le marteau et l’enclume. Ma femme ne comprend rien à ce qui se passe. Elle, elle votera cent fois pour celui qui lui ramènera de l’eau douce et pas salée dans le robinet. »

Que savent-ils de l’Islam ?
De l’amour ?
Mes fils s’entraidaient,
aujourd’hui ils s’entre-déchirent



Tu vois ? Même nos anciens angoissent. Il n’y a rien de pire pour l’enfant que de savoir que le père a peur. La majorité des Algériens a peur du FIS, mais le FLN a trop fait de mal, alors… L’analyse politique n’est pas d’un grand secours. Pour comprendre, il faut comprendre les âmes. Leur colère devant ce gâchis. Un pays, une ville, à qui tout était promis, et qui ne survivent aujourd’hui que par miracle. Qu’en serait-il sans le pétrole ? Personne n’ose y penser. Ici, ailleurs, les gens espèrent de moins en moins. Chacun se replie sur soi-même et tente d’être mieux que son voisin. L’ère des individualistes…

Un peu plus bas que Ténès-ville, la Cité. Construite provisoirement en 1954 après le séisme d’Orléansville (aujourd’hui, Chleff), elle survit toujours. Malgré les inondations et la misère. Encore les jeunes. Omniprésents. Qui stoppera un jour leur fureur ? « En octobre dernier on a bougé. Deux ans d’attente, mais on l’a fait quand même. Pas de boulot. Pas de logements. Rien. Et puis les marchandises qui arrivent au port sans s’arrêter à Ténès. Et l’eau qu’on attend toujours. On a éclaté. Trop d’injustices, de mépris. On existe quand même ! Et comme à Alger, ils sont venus avec les gaz lacrymogènes, les chiens et les matraques. Ils sont montés au-dessus de la colline et nous ont enfumés. Tout comme faisait l’armée française. La nuit, ils arrivaient à trois heures du matin et embarquaient tout le monde. Des jeunes ont été torturés. Et ils parent encore de démocratie. Les flics restent les flics. Et même si le FIS a le pouvoir, cela restera la même chose. Leur truc c’est l’espionnite et la morale à deux sous. Nous on veut vivre, s’amuser. Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu pour être aussi bas ? »

Ils parlent, sourient, s’emportent. Leurs gestes ont l’évidence du défi. Mais s’éteignent lentement telles des colères trop ressassées. Il faut leur promettre de tout dire. Comme s’ils croyaient encore contre toute évidence que quelques mots pourraient accoucher de la justice.

Il est temps de partir. Rester trop longtemps pèse. Le manque d’eau, le vent d’est qui hurle. Tout cela peut rendre fou. Une ville. Des gens. L’abandon. La haine du pouvoir et de la capitale égoïste. Qui choisir ? Une république islamique ? La Charia, le voile, la fin des arts et de la culture ? Peut-être, sûrement, le sang des règlements de compte. Ou alors l’Infitah, l’ouverture prônée par le nouveau FLN ? L’arrivée en masse des Occidentaux, des concessionnaires, des multinationales. L’Algérie vendue aux quatre vents, la corruption, la prostitution, la faillite. Bien sûr, ceux qui vivent bien aujourd’hui vivront mieux encore. Le temps des nouveaux bachagas. Et les autres ? Ceux de Ténès, Akbou ? Encore plus bas, encore plus dur. Les gens voteront. Pour un visage, un cousin. Le pays se disloque. L’armée se tait. Pour combien de temps encore ? Pensez à nous le 27 juin.


Akram Belkaïd
L'Autre Journal, juin 1991


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Note post-publication : Les élections du 27 juin 1991 furent annulées et reportées au 26 décembre 1991. A cette date, le FIS a remporté le 1er tour du scrutin avant que l'armée n'arrête le processus électoral.

mercredi

4- Ramsey Clark : non à l'Empire (Mars 1991)


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Présentation : cet entretien a été publié en mars 1991, alors que la Guerre du Golfe touchait à sa fin avec la « libération » du Koweït par la coalition menée par les Etats-Unis et la débandade des troupes de Saddam Hussein.


Avocat, spécialiste de droit international, Ramsey Clark est l’une des rares personnalités américaines qui ont pris position contre la guerre du Golfe. Ancien Attorney General (ministre de la Justice) des Etats-Unis sous la présidence de Lyndon B. Johnson (poste où il a joué un très grand rôle dans le dossier des droits civiques), après avoir été l’assistant de Robert Kennedy, il s’était déjà élevé contre la guerre du Vietnam. Ramsey Clark dénonce régulièrement les interventions américaines à l’étranger. Surveillé en permanence par le FBI, il a passé une semaine sous les bombardements à Bagdad avant de retourner aux Etats-Unis et d’y manifester son opposition à une guerre qu’il qualifie d’immorale et de scandaleuse.
Il participait le 2 mars, à Alger, à un colloque consacré à la « dérive du droit international », organisé par des juristes et des avocats algériens, au cours duquel il a sévèrement fustigé l’attitude des Etats-Unis et de ses alliés occidentaux dans la guerre du Golfe.


L’Autre Journal.- Vous êtes de ceux qui pensent que cette guerre était programmée, et visait ni plus ni moins à détruire l’Irak. Sur quels éléments fondez-vous cette analyse ?

Ramsey Clark.- Je ne dispose d’aucune preuve, mais je m’appuie sur des faits bien tangibles, qui confirment mes convictions. Le comportement de l’administration américaine avant le 2 août (date de l’invasion du Koweït par l’armée irakienne) prouve que Saddam Hussein a été mystifié et conduit à envahir le Koweït. Tout a été fait pour lui donner la certitude que les Etats-Unis considéraient qu’il s’agissait d’une crise régionale, et qu’ils ne s’y impliqueraient d’aucune manière. Par ailleurs, la réorganisation de l’armée américaine, engagée à l’orée de l’année 1999, atteste que cette aventure était bel et bien planifiée. Il s’agissait de mettre sur pied un schéma d’intervention à même d’intégrer dans les meilleures conditions d’autres forces alliées. Si l’on prend soin de regarder en arrière on s’aperçoit que les armées de la coalition se sont fondues en un dispositif unique en l’espace de quelques mois. C’est un tour de force incroyable, irréalisable si notre armée ne s’y été préparée longtemps à l’avance. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence. Pas plus que la transformation éclair d’un dispositif défensif chargé de protéger l’Arabie saoudite en une armada belliqueuse ne peut être assignée au hasard.

En outre, il ne faut pas oublier l’étendue des dégâts occasionnés en Irak. Ce pays est aujourd’hui en ruine. Sa reconstruction prendra des années. Lors de mon séjour à Bagdad, l’eau et le téléphone avaient déjà disparu. Il faudra plusieurs mois pour les rétablir. Comparez les dégâts au Koweït et en Irak et vous comprendrez que la destruction de ce dernier était l’objectif réel de cette guerre, car on ne détruit pas ainsi un pays pour le contraindre à en évacuer un autre.

Ce conflit ne visait-il pas aussi à mettre un frein à la croissance de l’Allemagne et du Japon ?

Certainement, mais il ne s’agit là que d’un objectif secondaire. En s’attaquant à l’Irak, les Etats-Unis savaient qu’ils engrangeraient des bénéfices multiples, au premier rang desquels la destruction de la puissance militaire irakienne, mais aussi une présence américaine dans la région. Nous n’avons jamais été aussi proches d’un contrôle hégémonique des ressources pétrolières mondiales. Que sera le développement de l’Allemagne et du Japon sans pétrole ? Mais surtout qu’en sera-t-il de leur indépendance économique et politique vis-à-vis de l’Amérique si notre pays contrôle tous les leviers de commande ? Il est surprenant de voir ces deux pays financer une guerre dont ils risquent fort de faire les frais…

Le succès de l’offensive terrestre et la défaite de l’Irak vous ont-ils surpris ?

En aucune façon. Je crois que la puissance de l’armée irakienne a été délibérément gonflée pour laisser carte blanche aux bombardements. On a d’ailleurs prolongé l’offensive aérienne plus longtemps qu’elle n’était nécessaire, car les forces terrestres irakiennes étaient depuis longtemps hors du coup. J’ai passé une semaine à Bagdad sous les bombes. Je n’y ai vu que des ruines et une défense aérienne dépassée, incapable d’atteindre les appareils de la coalition. Tout cela m’a vite fait comprendre que l’Irak était loin d’avoir les moyens de résister à l’Amérique. Dès lors, l’issue des opérations ne faisait plus aucun doute.

Comment l’opinion publique américaine a-t-elle réagi à ce conflit ?

Il m’est très pénible de dire qu’elle était en grande majorité pour la guerre. Loin de lui trouver des excuses, je dirai simplement qu’elle a été bernée, victime du plus gros hold-up médiatique de l’histoire. Les gens ont cru comprendre ce qui se passait, mais ils ne savaient rien. Heure après heure, seconde après seconde, un matraquage systématique nous a fait croire que nous étions des saints, tandis que l’Irak et Saddam étaient des démons. Plus la ficelle était grosse et plus ça marchait. Je crois que l’immense majorité des Américains n’ont pas fait l’effort de prendre du recul et de réfléchir. De consentir à un effort d’analyse, sans s’abandonner à la facilité de l’endoctrinement médiatique. Il reste que George Bush (père) ne fait pas l’unanimité et que des mouvements de protestation ont tout de même surgi.

Il est malgré tout surprenant de constater que vous êtes l’une des rares personnalités du monde politique qui se sont prononcées contre cette guerre. Où sont passés les intellectuels américains ?

Pour ce qui concerne les hommes politiques, je me permettrai de vous rappeler que la popularité de Ronald Reagan a atteint son zénith après l’invasion de l’île de la Grenade. Cette guerre contre l’Irak a été acceptée de manière chauvine par l’opinion publique, qui y a vu une sorte de super-match contre les « méchants ». Il ne faut pas oublier que les élections de novembre dernier (élections de mi-mandat au Congrès américain) ont lourdement pesé sur le déclenchement de cette guerre. Prendre la parole et exprimer son désaccord aurait été suicidaire, la pire des campagnes électorales ! Quant aux intellectuels, il faut bien comprendre qu’ils ne partagent pas les références et les valeurs européennes. Notre nation est minée par l’argent et les valeurs matérielles. Mon jugement peut sembler sévère, mais le dieu-dollar a beaucoup influé sur le comportement de notre intelligentsia.

La guerre du Vietnam avait pourtant suscité de très importants mouvements de protestation ?

Combien de temps et combien de morts a-t-il fallu pour les voir apparaître ? A l’époque l’argent était déjà une « valeur » cardinale, mais l’humanisme et les sentiments pacifistes demeuraient vivaces. Il faut vivre aujourd’hui aux Etats-Unis pour comprendre que dorénavant seul le dollar y a de l’importance…

Comment appréciez-vous le rôle qu’on joué les Nations unies dans le conflit ?

Adolescent, l’idée d’une organisation regroupant sur un pied d’égalité toutes les nations du monde m’avait enthousiasmé. Je n’ai pas mis longtemps à déchanter. J’ai vite compris que le Conseil de sécurité et son droit de veto étaient une anomalie flagrante. Il ne s’agit que d’un « butin » que se sont partagé les pays victorieux à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Cette croisade contre l’Irak m’a ôté toutes mes illusions. L’ONU n’a jamais été à la hauteur de ses obligations. D’instrument de paix, elle s’est transformée en vecteur de guerre. Sa Charte et son chapitre six, qui traitent du règlement pacifique des litiges, ne valent plus rien. C’est une terrible défaite pour l’humanité de voir que la paix n’a pu être préservée. Cette organisation n’est plus qu’une enceinte de corruption, où des puissances achètent par l’argent et la menace les voix des petits pays. Nous avons effacé la dette militaire égyptienne, nous vendons des armes à l’Ethiopie, et nous faisons cela avec toute une nation susceptible de voter pour nos intérêts ou disposée à nous aider à maquiller nos coups de force à l’étranger en croisades du droit. Qu’elle ait autorisé ce véritable désastre humain témoigne de la faillite de l’ONU.

Que pensez-vous du concept de « nouvel ordre international » ?

Derrière ces grands mots ne se dissimule rien d’autre que la future domination de l’Amérique. Nous allons nous employer à tout régenter afin de mieux contrôler les richesses du monde. Il serait d’ailleurs plus judicieux de parler du nouvel ordre américain.

Grenade, Panama, Irak, les interventions militaires américaines semblent s’intensifier…

Thomas Jefferson déclarait en 1815 qu’il fallait cueillir la pomme cubaine de l’arbre espagnol. Puis nous avons annexé le Texas et la Californie après avoir battu le Mexique. La guerre de Sécession a marqué une pause en matière d’interventions extérieures. Puis les choses se sont accélérées à la fin du XIX° siècle. Hawaii, Cuba, Porto Rico, Panama… Qui se souvient de nos interventions en 1914 au Mexique et à Haïti ? Cela pour vous expliquer que nos expéditions à l’étranger sont aussi anciennes que notre pays. Nous avons une tradition de violence que nos divers gouvernements maîtrisent plus ou moins bien. Notre personne politique semble considérer que chaque génération devrait avoir « sa » guerre.

J’ai vécu la crise de Cuba, sans y jouer de rôle, mais j’avais senti que nous étions passés à deux doigts du pire. Aussi l’escalade au Vietnam ne m’a-t-elle pas étonné. Nous vivons un syndrome interventionniste permanent qui n’a rien à voir avec le degré d’instruction de nos gouvernants. Tenter d’expliquer l’aventurisme militaire des Etats-Unis par la personnalité de ses présidents n’a aucune validité. Theodore Roosevelt est aujourd’hui considéré comme l’un des présidents les plus progressistes qu’ait connu notre pays. Cela ne l’avait aucunement empêché d’annexer le Panama…

Cette guerre signe-t-elle la fin du rêve européen ?

J’observe en premier lieu que l’Europe éprouvait déjà beaucoup de difficultés à naître. Cette guerre va ralentir son unification. Mais je crois que la montée en puissance économique, et peut-être militaire, de l’Europe est inéluctable, en dépit de la future mainmise des Etats-Unis sur le pétrole du Proche-Orient. Reste que les différends en matière de politique agricole iront croissant entre l’Europe et l’Amérique. Cette crise n’aura été qu’une trêve permettant de créer momentanément une solidarité de façade.

Que pensez-vous du rôle joué par la France tout au long de cette crise ?
Le discours du président Mitterrand à l’ONY en septembre dernier m’avait laissé penser que la France ferait tout pour sauvegarder la paix. Puis la France a adopté une position de plus en plus dure, inflexible. Je pense que le gouvernement français a compris, je ne sais ni quand ni comment, que la guerre était inévitable. L’engagement des forces françaises relève donc d’un calcul visant à s’assurer une place à la table des négociations. Une place chèrement acquise au détriment de l’indépendance de vue.

Est-ce à dire que la France n’est plus qu’un pays comme les autres, s’alliant aux Etats-Unis autant par conviction que par intérêt ?

Je pense que la France conservera sa spécificité sur un plan culturel. Mais la culture n’est pas tout. Le grand rêve du général De Gaulle est aujourd’hui dépassé. Les impératifs économiques contraignent la France à réviser ses velléités d’indépendance vis-à-vis de la politique américaine. De la France, je retiens tout de même nos pages d’histoire commune, qui ont souvent été glorieuses, à commencer par notre guerre d’indépendance. Mais le conflit du Golfe et la destruction de l’Irak seront sûrement les pages les plus tristes, les plus sombres, sinon les plus honteuses de « l’amitié » franco-américaine.

Quel sort attend Saddam Hussein ?

Qui peut savoir ? Peut-être sera-t-il contraint de s’exiler, ou encore subira-t-il le sort de Noriega. Les Etats-Unis iront jusqu’au bout de leur désir d’humilier le président irakien, et de conforter par la même occasion leur opinion publique de l’idée qu’elle s’en fait. Nous aimons donner des leçons. L’image de Noriega emprisonné comme un vulgaire dealer a frappé l’imagination de l’Américain moyen. Il est encore trop tôt pour savoir ce qui attend Saddam. Une campagne de déstabilisation va peut-être débuter, qui conduirait à un coup d’Etat. On peut aussi prendre comme hypothèse qu’il est désormais de l’intérêt des Etats-Unis de laisser Saddam Hussein à la tête de l’Irak pour justifier la présence permanente de nos troupes dans la région.

Les GI’s ne vont donc pas quitter le Golfe ?

Il faut que nos troupes s’en aillent. Mais je pense que l’Amérique fera tout pour rester. Les excuses ne manquent pas. Cessez-le-feu non respecté, opérations de déminage, protection d’un Koweït affaibli, danger iranien,… J’ajoute que nous ne sommes pas partis d’Europe ou des Philippines. En fait, nous ne partons jamais. Il reste que les pays arabes de la région doivent exiger notre départ. C’est pour eux une question de survie, les risques de nouvelle crise engendrée par une présence américaine permanente sont trop importants.

A vos yeux, les Etats-Unis s’apprêtent donc à dominer le monde entier ?

Cette volonté existe. Je vous laisse imaginer ce que deviendra la Terre si nous devenons les maîtres du monde. La crise du Golfe le prouve. Je ne pense pas que l’URSS et la Chine aient souhaité la destruction de l’Irak, mais ils n’ont pratiquement rien fait pour s’y opposer. Non seulement par calcul, mais aussi par impuissance vis-à-vis de cet incroyable déploiement guerrier et technologique. Or une Amérique contrôlant d’une manière ou d’une autre les réserves pétrolières sera encore plus forte qu’aujourd’hui.

Pensez-vous que l’Amérique interviendra de nouveau ailleurs, si elle le juge nécessaire ?

Notre armée interviendra à chaque fois que nos intérêts seront menacés. Etre les maîtres du monde ne signifie pas être présents partout. Nous n’arrivons pas à une gérer une ville comme New York, comment voulez-vous que l’on puisse aller en Indonésie ou en Chine ? Mais il est sûr que si nous intérêts le commandent nous interviendrons par n’importe quel moyen, y compris en utilisant l’arme nucléaire. En général, il s’agira pour les Etats-Unis de maintenir la majorité des pays dans leur pauvreté actuelle, avec des régimes corrompus, mais obéissants.

Sommes-nous définitivement sortis de la guerre froide, et pensez-vous qu’un affrontement soviéto-américain n’est désormais plus envisageable ?

Au sens des années 50 et 60, la guerre froide n’existe plus, mais rien ne prouve qu’elle ait à jamais disparu. L’URSS demeure traversée de violents courants conservateurs qui peuvent influer sur sa politique étrangère. Affirmer que la situation économique catastrophique de ce pays l’oblige à se soumettre au monde occidental est une erreur. Je crains que l’euphorie n’es de la guerre du Golfe ne nous conduise à des conflits majeurs entre l’URSS et les Etats-Unis dans un avenir plus ou moins éloigné. Je tiens aussi à dire, pour compléter ma réponse à votre précédente question, que l’Amérique n’aura aucun scrupule à intervenir en Europe occidentale même si cette idée apparaît aujourd’hui farfelue.

L’Amérique ne tolèrera pas longtemps une réelle puissance nucléaire et économique européenne. J’ai aussi un autre sujet d’inquiétude. Ce sont les ressources énergétiques de l’URSS qui commencent à être exploitées par l’Europe. Cette exploitation échappe complètement aux Etats-Unis, qui voient des marchés de prospection et de vente leur passer sous le nez. Un jour viendra où l’or noir du Proche-Orient ne sera plus le seul moyen à mettre dans la balance des chantages économiques.

Pensez-vous, comme beaucoup s’accordent à le dire, que les Palestiniens sont les grands perdants de cette guerre ?

Le grand perdant en est d’abord le peuple irakien qui a été totalement brisé. Les Palestiniens quant à eux, touchent encore davantage le fond. J’ai été le défenseur de l’OLP à l’époque où les Etats-Unis voulaient faire expulser le délégué de la centrale palestinienne à l’ONU, et j’avais saisi tout le scandale et l’injustice liés à la question palestinienne. Aujourd’hui les Etats-Unis vont tout faire pour éliminer l’OLP du dialogue et tenter de trouver des interlocuteurs dociles. Déjà au Koweït des voix bien intentionnées demandent à ce que les négociations s’effectuent avec des Palestiniens modérés. Je crois aussi qu’un Etat sera créé pour donner le change. Mais il n’aura pas de réelle souveraineté, et dépendra économiquement de ses voisins.

Chaque pays arabe va devoir gérer l’après-guerre, en particulier les problèmes liés à la montée de l’islamisme. Pensez-vous qu’il sera de l’intérêt des Etats-Unis de favoriser l’émergence de républiques fondamentalistes, au détriment de la démocratie ?

Il est de l’intérêt des Etats-Unis de favoriser l’émergence de tout gouvernement qui lui soit docile et fidèle. Je ne pense pas que Bush (père) – pas plus que Reagan d’ailleurs – éprouve une quelconque sympathie pour l’islam. L’un et l’autre seraient plutôt proches des fondamentalistes chrétiens, dont ils sollicitent régulièrement le vote. Il reste que si la démocratie arabe risque de mettre en péril les intérêts des Etats-Unis, en débouchant par exemple sur une union réelle vis-à-vis d’Israël, il apparaîtra alors de l’intérêt supérieur de l’Amérique de contrer le développement de la démocratie, quitte à favoriser pour ce faire l’apparition de régimes intégristes.

Propos recueillis à Alger par Akram Belkaïd
L'Autre Journal, Mars 1991

dimanche

3 - Que faire ? Qui choisir ? (Février 1991)

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Mercredi 16 janvier (1991)

Midi. Alger est fébrile. L’ultimatum de l’ONU a expiré depuis quelques heures et la télévision n’a pas encore annoncé le début de l’incendie. Je me suis levé tôt. En sortant, j’ai scruté le ciel à travers le mince brouillard. Difficile de ne pas penser à la rumeur de la veille. Israël serait en passe de nous bombarder. Les meurtres de Tunis ont frappé les imaginations. Tout comme les émissions de télévision et les meetings politiques. L’année a pourtant bien commencé. La pluie. La neige. La fin de la sécheresse. Le retour des oiseaux, des étourneaux. L’année du bien ont dit les Anciens. Ils ont changé d’avis. Et nous nous demandons si tout a été vraiment fait pour la paix.

Pourquoi ce dialogue de sourds ? Pourquoi cette intransigeance, cette fuite en avant ? Et que dire de notre pays ? Bien sûr, nos hommes politiques, le président en tête, n’ont pas cessé de voyager, d’échanger des messages et de se réunir. Beaucoup d’entre nous ont l’impression que ce n’était que du cinéma. Un rôle sur mesure pour plaire à la galerie mondiale. Pour faire parler de soi et de son parti politique à la télévision. Ben Bella à Bagdad, Chadli à Paris et Madrid, le ministre des Affaires étrangères et son nœud papillon à Genève et les islamistes en Arabie Saoudite. Autant de visites, de missions et tout cela pour rien. Le souvenir d’Octobre 1973 est dans bien des esprits. Boumediene vivant, notre comportement aurait été plus radical, du moins plus clair. La mobilisation déjà commencée et nos soldats en place sur la ligne de front aux côtés de l’Irak. Mais le temps de l’engagement révolutionnaire en Algérie est terminé. Finies les grandes causes arabes et tiers-mondistes, le volontariat et les grands discours. Bonjours à l’attentisme, à la politique réaliste, lucide et matérialiste.

Cette dernière semaine nous a tout de même permis d’y voir un peu plus clair. L’Algérien n’aime pas la hogra, l’injustice sous toutes ses formes. Tout le monde ou presque admet que le Koweït doit être libre. Malgré la vénalité de ses émirs, les richesses dilapidées dans les casinos et qui auraient tant aidé la cause arabe et musulmane. Il est clair que nous ne pardonnerons jamais à ces gens leur hypocrisie et leur arrivisme. Mais cela n’est pas une raison et Saddam doit s’en aller. Nous n’avons pas oublié la « Guerre des sables » de 1963. On aurait pu nous prendre la moitié du Sahara sous prétexte de revenir aux frontières ancestrales. Seul le respect des frontières héritées du colonialisme peut actuellement sauvegarder la paix dans nos régions. Mais pourra-t-on accepter de voir un pays arabe détruit si nos ennemis de toujours font partie du conflit ? Et là réside la gêne de nos dirigeants. Arabes, nous avons été si souvent humiliés, ridiculisés par le monde occidental que Saddam Hussein apparaît aujourd’hui comme le héros de la nation.

Qui l’eût dit ? Qui l’eût cru ? Oubliés les Kurdes gazés, les progressistes, les opposants pendus sans aucune autre forme de procès. L’homme de la rue d’Oran, d’Annaba, ou de Tamanrasset ne pense plus aux pauvres émirs du Koweït. Il pense simplement à l’Irak qui risque d’être envahi et cela lui est insupportable. Il le dit. Il le crie. Dans les manifestations organisées ça et là il n’est question ni des législatives (de juin 1991) ni du sort du Koweït mais de Saddam chikkour el-marikane (Saddam, « mac » des Américains) et des pays arabes traîtres qui se font les complices de cette future guerre.

Dans cette situation explosive, nos multiples partis politiques sont bien obligés de suivre la base. Témoins les islamistes dont chacun sait que le financement de leurs mouvements est assuré en grande partie par les pays du Golfe. Aujourd’hui, pression de la rue oblige, le FIS tourne le dos aux maîtres de Riyad et lance appel sur appel à la guerre sainte mêlant pêle-mêle soutien à l’Irak et l’Intifada. Il n’en a pas fallu plus pour que les étrangers résidents paniquent et quittent le pays. Mais tout cela a pris du temps. Pendant plusieurs semaines, les islamistes ont éludé la question de l’Irak en ne parlant que de la Palestine. Des listes de volontaires ont même été ouvertes pour la libération de… Jérusalem. Beaucoup ont été bernés par ce subterfuge. Le mouvement de solidarité avec l’Irak a ainsi failli être détourné par ces partis dont les militants ne se gênaient aucunement pour brandir le drapeau de l’Arabie Saoudite durant les meetings. Et là apparaît un paradoxe inacceptable pour beaucoup d’Algériens.

Les mouvements islamistes sont aujourd’hui le cauchemar de l’Europe et de l’Amérique. Ils sont synonymes de terrorisme et de violence. Pourtant le monde occidental vole au secours de pays qui financent leur propre cauchemar. Qu’il s’agisse du Koweït ou de l’Arabie Saoudite, c’est en grande partie à cause de ces pays, de l’argent qu’ils ont donné, des agitateurs qu’ils ont formés, que l’Algérie se débat avec les problèmes d’intolérance politique et religieuse. C’est dans ces pays que se pratiquent encore des coutumes moyenâgeuses. En toute impunité. Et l’on ose parler de croisade pour le droit et la justice. Tout dans le vocabulaire utilisé par les sauveurs du Koweït semble faire référence à la Seconde Guerre mondiale. Mais le Koweït n’est pas la Pologne même s’il a été envahi par un dictateur.

Il reste que l’ensemble de la population est pour Saddam. Non pas parce qu’il a ordonné l’invasion du Koweït mais parce que la plus grande armada des temps modernes risque d’un moment à un autre de détruire son pays au nom d’un droit international qui nous fait sourire. La mauvaise foi ne nous met plus en colère. L’habitude de l’injustice… De la loi du plus fort. Nous amusent ce droit et ces résolutions de l’ONU qui n’ont jamais rien fait pour le Liban, la Palestine ou le Sahara occidental. Plus nous réfléchissons et plus nous comprenons que le monde occidental ne permettra jamais qu’une puissance arabe militaire et économique ayant droit de regard sur l’or noir puisse apparaître. Et l’Algérien se demande si le tour de son pays ne viendra pas un jour comme pour la Syrie et la Libye et s’il n’est pas de l’intérêt de l’Amérique et de l’Europe de maintenir le monde arabe dans sa situation actuelle. Mais cela est une autre histoire.

Pour l’heure, cette guerre, cette crise nous a beaucoup rapporté. Le prix du pétrole qui augmente nous fait payer nos dettes. Et l’on entend parfois des cadres annoncer froidement qu’un embrasement du Golfe pourrait servir nos intérêts et améliorer de manière importante nos revenus. Comme si l’on pouvait prévoir les conséquences d’une guerre. Comme la majorité j’ose avouer ma peur. Ma peur de voir cette guerre aller jusqu’au bout. Des Algériens seront peut-être obligés d’aller se battre face à des armées de pays qui ne nous ont rien fait directement. Demain, peut-être, par la folie de la poudre, du bacille, du gaz et de l’atome, la France et l’Amérique seront nos ennemies. Et d’un seul front en Asie, la guerre éclatera en plusieurs foyers. A-t-on simplement pensé à cela ? Comment ne pas parler de cette rumeur entendue dans les milieux soufis. Pour eux, la fin du monde est proche et l’ère du Mehdi combattant l’Antéchrist est arrivé.

Nous ne sommes pas un peuple protégé, le malheur, la misère son trop proches dans le temps pour pouvoir être oubliés. Et si les choses devaient évoluer dans le pire des sens, le fatalisme, le mektoub feront que nous accepterons ce destin. Mais il faut que l’on sache que cette guerre ne résoudra rien. L’issue des armes est connue. Logique. Mais les retombées sont loin d’être prévues. Sentiments d’humiliation, rancœur, terrorisme, chute obligée de certains régimes arabes qui brillent par leur égoïsme et leur hypocrisie, mais surtout, rien ne sera comme avant vis-à-vis de la France et de l’Europe. Il est d’ailleurs très triste et décevant pour nous Algériens de voir que Le Pen est le seul homme politique à avancer sur le conflit des idées acceptables à notre sens. Paradoxe. Gêne.

Nous pensons aussi aux Beurs, aux binationaux, aux musulmans de France. Echapperont-ils à l’amalgame facile Irak-Arabe-Algérien-tous les mêmes ? Que se passera-t-il pour eux quand les premiers cercueils de soldats français reviendront du Golfe ? Que se passera-t-il pour nous, même en cas de neutralité de l’Algérie ? Les portes nous seront-elles encore plus fermées que par le passé ? Nous avions une histoire, un roman méditerranéen à bâtir. Cela semblait bien parti. Malgré nos intégristes. Malgré vos racistes. Qui pourrait assumer cela en cas de guerre ?

Il est déjà 16 heures, les mouvements de troupe auraient commencé. J’aurais tant aimé écrire la joie, l’espoir des démocrates, le ciel bleu d’Alger. Mais il me faut aller au marché. Nous aussi stockons ce qui peut l’être. Voir que les Français le faisaient nous a rassurés. Nous sommes tous égaux et pareils devant la peur. Qu’Allah nous protège et nous pardonne. Que l’on soit américain, arabe ou européen.


Jeudi 17 janvier (1991)


Prémonition. Une sourde angoisse au réveil. Le cœur qui bat trop vite. La catastrophe a dû avoir lieu. Le visage défait de ma mère me confirme que la nuit a été celle de toutes les folies.

Vite la radio, la télévision. La chaîne nationale ne diffuse que de la musique classique. Parfois quelques versets coraniques ou chants religieux. Signes de deuil. Zapping immédiat. La 5, A2 et TF1. Partout l’euphorie, la satisfaction. Le soulagement aussi. Bagdad ensevelie sous des tonnes de bombes. Hiroshima two ou le retour d’Enola Gay. Aucune riposte, sinon le silence. Les rues d’Alger sont noyées par la pluie froide et la grêle. Même le ciel pleure. Je n’ai jamais vu les miens aussi abattus. Le choc est trop rude. Les médias de l’Occident nous ont bouleversés. Alors que le soleil apparaît un peu, les premières manifestations commencent. Plus les cris fusent et plus les nouvelles de là-bas sont terrifiantes. Sortir, aller voir ce qui se passe au dehors. Une marée humaine qui tente vainement de se diriger vers le quartier des ambassades, et reporte sa fureur et ses pierres sur la police et les rares automobilistes qui circulent encore. Ce n’est qu’un début. Ce soir, il n’y aura ni sortie ni restaurant. Eddar (la maison). La télévision. CNN et son monopole. Un show en direct. Il ne manque que le générique et une marque de biscuits comme sponsor officiel.


Vendredi 18 janvier (1991)

Nouveau réveil crispé. Des missiles sur Tel-Aviv. Saddam et l’Irak ne sont pas encore tombés. Mieux, ils sont debout. L’intox a fait mal. Et déjà l’inquiétude de l’autre côté. Israël est sur toutes les ondes. Pauvre petit Koweït dont on parle de moins en moins. Mais il faut garder la tête froide. C’est vrai qu’il y a pour les Arabes une satisfaction, une joie profonde à voir l’Etat hébreu secoué. Trop de défaites et d’humiliations pèsent. Pourtant, cela veut dire que nos craintes se précisent. L’embrasement. Peut-être la mobilisation. Qu’importe puisque la rue relève la tête et que l’espoir renaît. Et déjà, après la prière, des marches. Des leaders islamistes qui se mettent en tenue de combat. Pour qui et pour quoi ? A nouveau ce pressentiment. Occidentaux, quand cette guerre horrible cessera, il n’en sera pas de même ici pour nous les démocrates. Ces gens qui défilent dans Alger, le poing dressé, ne chantent pas tous seulement leur soutien à l’Irak.

Il y a des relents d’octobre 1988 dans ces manifestations, car la misère morale, le dégoût, la haine du régime sont là. Juste derrière le sort de Bagdad. Une répétition autorisée et sans risque du jour où l’Algérie s’embrasera pour que naisse la république islamique. Une occasion idéale pour se préparer au vrai combat. Le seul qui intéresse nos doux barbus. Que penser de leur demande d’ouverture de camps d’entraînement pour volontaires, alors que Saddam n’a besoin que d’armes et de vivres ? Tout cela, en fait, pour nos futurs jours de feu.


Nous sommes mardi ou mercredi. Je ne sais plus. La guerre s’installe petit à petit. Bientôt, elle sera habituelle et les bilans lus à la télévision écoutés d’une oreille distraite. Se battre pour la paix ? Choisir son camp et aller jusqu’au bout ? Je ne veux plus parler de cela. Une guerre a lieu. Des enfants sont orphelins. Pourquoi ? En moi l’envie de partir. Aux pôles. Au Sahara. Loin. Très loin même si le sang arabe n’est pas près de s’arrêter de couleur. Quelle que soit la victime, quel que soit le bourreau.



Akram Belkaïd, à Alger.
L'Autre Journal, Février 1991

2 - Alger, La Motte-Piquet-instantané (janvier 1991)

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Pas vu Paris depuis longtemps. A peine arrivé du soleil, déjà le froid, le stress et le métro. Toujours les mêmes odeurs, les petites boutiques, les musiciens, les mendiants. Chômeurs, handicapés, aveugles, cas sociaux. Assis par terre. « Un peu d’argent s’il vous plaît, j’ai faim. Un franc pour manger. » Du nouveau tout de même. Un autre style. Dans les rames. « Bonjour, je m’excuse de vous déranger. J’ai cinquante – trente ou vingt ans – Je suis gitan, fils de Gitan et de Française. Donnez-moi un sourire, un regard et modeste chèque-restaurant. » Un chèque-restaurant ! Ahuri, je regarde autour de moi. Personne ne bouge, ne lève la tête. Habitués, déjà blasés. La Motte-Piquet. Une tsigane. Un enfant dans ses bras. Biberon et guenilles. « Mèèè-ssieurs, dames ! Je ne vous demande pas beaucoup et si je fais la manche c’est pour lui. » Automatique, le gosse tend la main. Tragique ? Comique ? C’était donc vrai ? Le quart-monde à Paris. Calcutta, Le Caire, tout m’a précédé. Et si je me levais aussi, parlant fort comme on aime le faire chez nous. « Essalam Allaïkoum. Arabe, je suis entré en France sans visa et sans argent. Je vous demande un emploi, un piston, une carte de séjour ou une femme pour un mariage blanc. » Un autre se lèverait alors : « Je viens de Beyrouth ou bien de Bagdad, N’Djamena, Colombo… Plus rien à faire là-bas. S’il vous plaît, un peu d’argent pour les obus, une grenade, un pain de plastic ou une prise d’otages. » Tous les clandos, les fous, les chômeurs, mendiants et autres se lèveraient pour parler. Mais calmons-nous. Dieu merci, je repars pour là où la misère, qu’elle soit vraie ou factice, est normale, habituelle. Familière.

Propos volés par Akram Belkaïd
L’Autre Journal, Janvier 1991

1- Journal d'un futur intégriste (Novembre 1990)

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 Journal d’un futur intégriste
L’Autre Journal, Novembre 1990

Misère morale et matérielle, déceptions répétées, dans une Algérie en faillite, la chronique au jour le jour d’un homme ordinaire qui se résigne, la mort dans l’âme, au règne de l’intégrisme.

Samedi – Premier jour de la semaine. Alger suffoque. Les pluies d’octobre tardent à venir. Les gens ont chaud, sont irrités. La haine est dans la rue. Les journées infernales. Un temps de tremblement de terre. J’ai encore dormi cet après-midi. La tête sur le bureau. Au moins me serai-je reposé. Un samedi normal. La routine, comme toujours. Arrivée tardive au travail. Le café le matin. Quelques riens vite expédiés et le déjeuner. Le second café puis les éternelles discussions sur les matchs de foot de la veille (demain, on parlera plus de politique). Nous sommes l’un des pays où l’on travaille le moins. Deux à trois heures sur les huit théoriques. Cela me pèse parfois. A nous tous d’ailleurs. Mais nous savons trouver les raisons qui donnent bonne conscience. Pour un temps. La paye. Le plafond de verre qui bouche toute promotion. Les pistonnés. Les politiques. Les opportunistes. Et nous parlons des heures et des heures des agissements des autres. Refaire le pays. Jouer aux vertueux, tout en pensant à sa propre combine. Beaucoup de malhonnêteté dans ce comportement mais à qui la faute ? Comment se motiver quand tout est l’abandon ? En faillite. Comment y croire quand les grands trichent et le volent et que les petits ne rêvent que de les imiter ?

Dimanche – J’ai très mal dormi. La chaleur et le bruit. J’habite chez mes parents. Avec mes frères et sœurs. Dix au total pour un petit trois-pièces. Banal. Au moins arrivons-nous tous à dormir la nuit. Des voisins, des amis dorment à tour de rôle. Trop peu de place. Souvent, les garçons descendent dans la rue, le temps que les filles se changent. Ils montent ensuite et s’installent dans l’obscurité. Le logement est notre rêve à tous au bureau. Pas moyen de compter sur nos affaires sociales. Le syndicat, le piston, la magouille. Autant d’obstacles. Alors chacun sa ‘afsa, son plan. Il y a trop de monde dans cette ville et il ne cesse d’en arriver. L’appartement, c’est la considération. Avec la voiture, il est la clé de la réussite. J’ai vingt-six ans. Sans logement ni véhicule. Le mariage n’est pas pour demain. Je n’arrive pas à être résigné. Il y a en moins violence et haine. Des gens fortunes bâtissent de vrais châteaux. Des privilégiés ont trois ou quatre logements. Pour leurs enfants !
Certains foncent. Occupent les appartements de force. La police absente la plupart du temps est toujours là pour les déloger. Un jour tout se paiera. En attendant je vis dans un espace réduit. Sans intimité. Aurai-je un jour ma propre vraie vie ?

Lundi – En allant au travail je passe par la place des Martyrs. Il y a près de deux ans au même endroit, tout à côté du kiosque à journaux, j’ai vu la tête d’un enfant éclater sous les balles des soldats. Octobre… Notre première révolte depuis l’indépendance. Que n’a-t-on entendu à l’époque. L’Algérie au bord de la guerre civile ! Comment parler de guerre civile quand tous se lèvent contre une minorité d’escrocs et de profiteurs. Aujourd’hui les choses ont changé. Du moins en surface. Des dizaines de partis politiques. La démocratie… Déception. Nous avons tous un goût amer dans la bouche. Tous ont été touchés par ces événements. La situation réelle n’a pas évolué. Les riches sont plus riches. Les anciens ministres et les parachutistes qui ont torturé. Tous sont libres et nous vivons toujours la même misère morale et matérielle.
Un jour viendra où le sang à Alger coulera à nouveau. Et ni l’armée ni les politiques ne pourront stopper la haine et la violence. Nous voulons que ceux qui ont volé paient. Il n’est pas concevable que de leur pardonner l’échec du pays. On nous dit riches grâce au pétrole. Je ne peux me payer une simple mobylette. A moins de voler moi aussi. Je suis ingénieur. Dans tout autre pays ma situation serait confortable. Pas chez moi. Un jour, bientôt, les choses changeront et qu’importe la force qui bouleversera les privilèges et l’injustice.

Mardi - J’ai passé la journée à l’aéroport. Pagaille. Les émigrés repartent. Les étudiants à l’étranger aussi. Veinards. Un de mes amis est pari. Inscription à Orsay en poche. Entretiens. Caution bancaire. Logement. Equivalences. Carte de séjour. Six mois de galère pour y arriver. Il espère partir pour de bon. Comme ces vingt milles cadres qui ont quitté le pays depuis le début de l’année. Impossible de résister à ce flux. A cette folie du départ. Peur du FIS. Peur de demain. Peur du chômage, de la misère intellectuelle. Comment ne pas courir quand toute la foule court ? Aucune sérénité. Tous ou presque rêvent de partir. Vie facile. Société de consommation. Cartes de crédit. Supermarchés. Les journaux, les pièces détachées. Tout sera si facile…
Beaucoup de différences pourtant entre ceux qui partent. Chômeurs et petits diplômes. Départ pour de petits jobs. Travail au noir. Et souvent le retour au pays menottes aux poings. Pour eux, pour la majorité, un seul espoir, le visa d’émigration. Le Canada. L’Australie. Des légendes. Des rumeurs. Alors en attendant ils chantent. Espoir et auto dérision.

                                               « Un bateau pour nous prendre est venu d’Australie
                                               Qui l’a chassé ? C’est Chadli !
                                               Alors pour nous c’est tant pis !
                                               Allons au Canada
                                               Là-bas, on l’aura
                                               Notre blonda, notre villa et notre Honda ! »

Restent les cadres. Beaucoup de possibilités pour partir. Patience. Mais il faut la volonté de départ aussi. Les racines. La famille. La mère qui vieillit. La peur de l’aventure. Le racisme de l’autre côté et surtout ce sentiment d’échec. De défaite et de vie mal commencée. Je n’oublie pas les Algéro-Français. Les binationaux. Mère française. Anciens assimilés. Chance inouïe. Pour eux, la chose est aisée. Jalousie. On les appelle souvent cinquième colonne. Le parti de la France. Mauvaise foi. Pourtant, privilège des lois, ils échappent au service militaire d’ici et de là-bas. Le service national ! Dix-huit mois de souffrances qui cassent. Impossible de sortir du pays sans livret militaire. Précieux livret. Prix fort. Trafics.
Il m’arrive parfois de vouloir partir aussi. D’aller tisser ma vie ailleurs. Mais aurai-je le courage de rompre avec cette terre ? Devenir l’étranger ? Rester ici ? Essayer de mieux vivre. Rejoindre la vague qui gagnera sûrement. Le courant, la force. Taire ses réserves. Lâcher sa haine. Espérer les avantages. Pourquoi pas ? A chacun ses lâchetés.

Mercredi – Les rues sont pleines d’ordures. Cinquième jour de grève des éboueurs. Alger la blanche pue. Vive la démocratie. Les grèves. Depuis Octobre, depuis la nouvelle Constitution tout le monde joue avec. Des dizaines de partis politiques naissent. Champignons aux noms incroyables. Vingt-quatre millions d’habitants et bientôt vingt-quatre millions de partis. Narcissisme et folie du moi. Très peu de gens comprennent réellement ce qui se passe. Comment s’y retrouver après avoir été aussi longtemps aveugles et muets. Tous désormais parlent. Tous critiquent et veulent décider. Les politiciens nous intéressent de moins en moins. Nous qui vivons la vie de tous les jours. Nous dont ces partis parlent à tort et à travers n’avons en fait que peu de choix. Partir, se taire ou rejoindre la force qui détruira cet état d’injustice. Les paroles, les promesses, personne n’y croit. Rien n’a changé. Les manipulations continuent. Toutes ces grèves sauvages qui font regretter à certains l’ancien temps. Quelle est l’explication ?

Tout le monde manifeste aussi. Aujourd’hui devant l’Assemblée nationale, c’était le tour des femmes. Une quinzaine d’associations. Abrogation du Code de la famille. Droit à l’héritage. Abolitions de la polygamie. Halte aux sévices et aux menaces. Halte à l’intolérance et au machisme. J’ai vu une femme âgée. Une ancienne de la Bataille d’Alger, foulard rouge et vert autour du cou, se faire insulter par un barbu ivre de rage. Je n’ai pas bougé. Qui choisir ? Ce n’est qu’un début.

Les femmes algériennes. Problème de conscience. Comment être serein et juste tout en acceptant leur sort ? Comment arriver à faire taire le poids des traditions et des privilèges de l’homme ? Comment arriver à concilier la religion et leur désir de vraie vie ? J’avoue comprendre celles qui partent. Ici, n’est un pays que pour les hommes. Ma mère, mes sœurs me font de la peine. Je ne dis pourtant rien. Poids du passé. Lâcheté aussi. Certains, bientôt beaucoup, disent qu’elles prennent la place des hommes au travail. Je ne le pense pas. Mais je me tais devant ceux qui parlent ainsi. Je me tais comme ces milliers d’Algériens qui savent que tout doit changer pour la femme mais qui ne feront rien pour cela. Et si demain je rejoins les autres alors je serai obligé de faire comme eux et tant pis pour mes sœurs.

Jeudi – Le week-end. Comme chaque jeudi matin le marché. Peu de choses. Pénurie. Et le reste est hors de prix. La viande est un luxe. Sauf pour certains. La boucherie est l’endroit où l’on saisit sa misère. Deux cent grammes de viande hachée pour moi. Une épaule, un gigot pour l’autre. Malaise. Jalousie. Haine. Même les fruits sont inabordables. Qu’a fait le pétrole. Algérie pays sous-développé ex-agricole. L’après-midi, la sieste. Le café en ville. Parfois le cinéma. Rien d’extraordinaire. Pas de fièvre du jeudi soir. Soirée télé. Alger, Antenne 2, TF1 ou M6. Antenne parabolique ou antenne diabolique ? Surtout pas La 5. Impossible de voir ça avec les parents ou les sœurs. On s’amuse comme on peut. D’autres vont dans des restaurants chics. Les soirées dansantes. Les boîtes. La tchi-tchi. La jeunesse dorée. Monde de privilèges et de fric. Fils et filles de gouvernants. Classe aisée. Arrivistes aux poches débordantes. On y parle plus le français que l’arabe. Du moins on essaie. Appartements en France, à Majorque ou à Genève. Belles voitures. Voyages. Très facile d’être Algérien dans ces conditions. J’en ai connu certains. Même Lycée ou université. J’ai même réussi à entrer dans leur monde. Grand exploit. Amoureux pour un temps. Très vite la fin du rêve. Chacun sa place. Pas de voiture. Pas d’argent. Pourtant pas con. Mais le fossé est trop grand. Je ne suis pas dans et du système. Comme mes semblables. La réalité est toujours dure à supporter. Amertume. Demain le FIS aura le pouvoir. Ils s’enfuiront. Aucun problème. Beaucoup de biens de l’autre côté. Algérie, vache laitière. Ceux qui resteront paieront sûrement.

Qui choisir ? Ceux qui vont punir ? Ceux avec qui j’ai grandi, avec qui je partage la mal-vie ? Ou alors ceux qui n’ont jamais cessé de nous écraser ? Ceux qui nous rejettent. Ceux qui n’ont jamais rien fait pour nous. Pourtant aucun d’entre nous n’aurait refusé d’être des leurs. De vivre comme eux. Mais voilà, je suis de l’autre côté. Alors vengeance. Il aurait été si facile de nous détourner de la vague et de sa violence.

Vendredi – Jour saint. Jour de prières. Le prêche. De moins en moins de religion, beaucoup de politique. Je suis musulman. Bien sûr, j’ai bu de l’alcool, mangé du cochon. Comme la plupart des jeunes. Mais je suis musulman. Je n’ai pas toujours été sérieux avec les cinq prières du jour, mais tout cela est secondaire. Pour l’Algérie, être dans l’islam, c’est croire en Dieu. Etre juste. Essayer au maximum d’avoir une vie propre. Aucun de nous n’a attendu les barbus pour être musulman. Personne, hormis une minorité, n’a renié ses origines ou sa foi. Puis les « frères » sont venus. Avec eux la politique. La violence. Les traditions venues d’ailleurs. Les volontaires venus d’Afghanistan. Il y a dix ans, nous nous moquions d’eux. Aujourd’hui, on les admire. On les craint. Qui n’a pas été agacé par leur fausse douceur ? Mais voilà : ils se battent contre les gouvernants. Sans aucune concession. Ils savent parler de nos problèmes. Et lutter contre eux, c’est aussi, pour beaucoup, lutter contre Dieu.

Dans mes moments de raison je sens que je fais fausse route. Mais que peut la raison face au désespoir ? L’attente d’un ordre nouveau ? Et qu’importent les excès d’aujourd’hui et de demain. Il me faut une famille. Une dignité. Chacun son système. Hier le FLN et ses privilèges. Aujourd’hui le FIS et sûrement moi avec. Bien sûr, très peu sont devenus intégristes - comme on le dit de l’autre côté de la Méditerranée – par foi ou vocation mystique. Pour tous, il y a la haine et la rancœur. Le désire de vengeance. Un vide à combler. Des amis, des collègues avec qui nous allions au bar ont franchi le pas. J’hésite encore. Beaucoup de choses me font peur. La guerre civile. Cette incroyable haine vis-à-vis de la France, futur bouc émissaire. Il est sûr que les choses seront encore plus dures après leur arrivée au pouvoir, mais chaque jour qui passe nous pousse vers eux. Fatalité. Fin d’un rêve aussi. D’autres préféreront le rôle de réfugiés. Boat-people de la Méditerranée. On les parquera comme les Roumains. Comme les Albanais. Je préfère rester. Qu’importe la suite. Qu’importe le prix à payer.
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