Ce blog présente l'ensemble des articles publiés par le journaliste Akram Belkaïd dans le mensuel L'Autre Journal (France) entre 1990 et 1992.

dimanche

3 - Que faire ? Qui choisir ? (Février 1991)

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Mercredi 16 janvier (1991)

Midi. Alger est fébrile. L’ultimatum de l’ONU a expiré depuis quelques heures et la télévision n’a pas encore annoncé le début de l’incendie. Je me suis levé tôt. En sortant, j’ai scruté le ciel à travers le mince brouillard. Difficile de ne pas penser à la rumeur de la veille. Israël serait en passe de nous bombarder. Les meurtres de Tunis ont frappé les imaginations. Tout comme les émissions de télévision et les meetings politiques. L’année a pourtant bien commencé. La pluie. La neige. La fin de la sécheresse. Le retour des oiseaux, des étourneaux. L’année du bien ont dit les Anciens. Ils ont changé d’avis. Et nous nous demandons si tout a été vraiment fait pour la paix.

Pourquoi ce dialogue de sourds ? Pourquoi cette intransigeance, cette fuite en avant ? Et que dire de notre pays ? Bien sûr, nos hommes politiques, le président en tête, n’ont pas cessé de voyager, d’échanger des messages et de se réunir. Beaucoup d’entre nous ont l’impression que ce n’était que du cinéma. Un rôle sur mesure pour plaire à la galerie mondiale. Pour faire parler de soi et de son parti politique à la télévision. Ben Bella à Bagdad, Chadli à Paris et Madrid, le ministre des Affaires étrangères et son nœud papillon à Genève et les islamistes en Arabie Saoudite. Autant de visites, de missions et tout cela pour rien. Le souvenir d’Octobre 1973 est dans bien des esprits. Boumediene vivant, notre comportement aurait été plus radical, du moins plus clair. La mobilisation déjà commencée et nos soldats en place sur la ligne de front aux côtés de l’Irak. Mais le temps de l’engagement révolutionnaire en Algérie est terminé. Finies les grandes causes arabes et tiers-mondistes, le volontariat et les grands discours. Bonjours à l’attentisme, à la politique réaliste, lucide et matérialiste.

Cette dernière semaine nous a tout de même permis d’y voir un peu plus clair. L’Algérien n’aime pas la hogra, l’injustice sous toutes ses formes. Tout le monde ou presque admet que le Koweït doit être libre. Malgré la vénalité de ses émirs, les richesses dilapidées dans les casinos et qui auraient tant aidé la cause arabe et musulmane. Il est clair que nous ne pardonnerons jamais à ces gens leur hypocrisie et leur arrivisme. Mais cela n’est pas une raison et Saddam doit s’en aller. Nous n’avons pas oublié la « Guerre des sables » de 1963. On aurait pu nous prendre la moitié du Sahara sous prétexte de revenir aux frontières ancestrales. Seul le respect des frontières héritées du colonialisme peut actuellement sauvegarder la paix dans nos régions. Mais pourra-t-on accepter de voir un pays arabe détruit si nos ennemis de toujours font partie du conflit ? Et là réside la gêne de nos dirigeants. Arabes, nous avons été si souvent humiliés, ridiculisés par le monde occidental que Saddam Hussein apparaît aujourd’hui comme le héros de la nation.

Qui l’eût dit ? Qui l’eût cru ? Oubliés les Kurdes gazés, les progressistes, les opposants pendus sans aucune autre forme de procès. L’homme de la rue d’Oran, d’Annaba, ou de Tamanrasset ne pense plus aux pauvres émirs du Koweït. Il pense simplement à l’Irak qui risque d’être envahi et cela lui est insupportable. Il le dit. Il le crie. Dans les manifestations organisées ça et là il n’est question ni des législatives (de juin 1991) ni du sort du Koweït mais de Saddam chikkour el-marikane (Saddam, « mac » des Américains) et des pays arabes traîtres qui se font les complices de cette future guerre.

Dans cette situation explosive, nos multiples partis politiques sont bien obligés de suivre la base. Témoins les islamistes dont chacun sait que le financement de leurs mouvements est assuré en grande partie par les pays du Golfe. Aujourd’hui, pression de la rue oblige, le FIS tourne le dos aux maîtres de Riyad et lance appel sur appel à la guerre sainte mêlant pêle-mêle soutien à l’Irak et l’Intifada. Il n’en a pas fallu plus pour que les étrangers résidents paniquent et quittent le pays. Mais tout cela a pris du temps. Pendant plusieurs semaines, les islamistes ont éludé la question de l’Irak en ne parlant que de la Palestine. Des listes de volontaires ont même été ouvertes pour la libération de… Jérusalem. Beaucoup ont été bernés par ce subterfuge. Le mouvement de solidarité avec l’Irak a ainsi failli être détourné par ces partis dont les militants ne se gênaient aucunement pour brandir le drapeau de l’Arabie Saoudite durant les meetings. Et là apparaît un paradoxe inacceptable pour beaucoup d’Algériens.

Les mouvements islamistes sont aujourd’hui le cauchemar de l’Europe et de l’Amérique. Ils sont synonymes de terrorisme et de violence. Pourtant le monde occidental vole au secours de pays qui financent leur propre cauchemar. Qu’il s’agisse du Koweït ou de l’Arabie Saoudite, c’est en grande partie à cause de ces pays, de l’argent qu’ils ont donné, des agitateurs qu’ils ont formés, que l’Algérie se débat avec les problèmes d’intolérance politique et religieuse. C’est dans ces pays que se pratiquent encore des coutumes moyenâgeuses. En toute impunité. Et l’on ose parler de croisade pour le droit et la justice. Tout dans le vocabulaire utilisé par les sauveurs du Koweït semble faire référence à la Seconde Guerre mondiale. Mais le Koweït n’est pas la Pologne même s’il a été envahi par un dictateur.

Il reste que l’ensemble de la population est pour Saddam. Non pas parce qu’il a ordonné l’invasion du Koweït mais parce que la plus grande armada des temps modernes risque d’un moment à un autre de détruire son pays au nom d’un droit international qui nous fait sourire. La mauvaise foi ne nous met plus en colère. L’habitude de l’injustice… De la loi du plus fort. Nous amusent ce droit et ces résolutions de l’ONU qui n’ont jamais rien fait pour le Liban, la Palestine ou le Sahara occidental. Plus nous réfléchissons et plus nous comprenons que le monde occidental ne permettra jamais qu’une puissance arabe militaire et économique ayant droit de regard sur l’or noir puisse apparaître. Et l’Algérien se demande si le tour de son pays ne viendra pas un jour comme pour la Syrie et la Libye et s’il n’est pas de l’intérêt de l’Amérique et de l’Europe de maintenir le monde arabe dans sa situation actuelle. Mais cela est une autre histoire.

Pour l’heure, cette guerre, cette crise nous a beaucoup rapporté. Le prix du pétrole qui augmente nous fait payer nos dettes. Et l’on entend parfois des cadres annoncer froidement qu’un embrasement du Golfe pourrait servir nos intérêts et améliorer de manière importante nos revenus. Comme si l’on pouvait prévoir les conséquences d’une guerre. Comme la majorité j’ose avouer ma peur. Ma peur de voir cette guerre aller jusqu’au bout. Des Algériens seront peut-être obligés d’aller se battre face à des armées de pays qui ne nous ont rien fait directement. Demain, peut-être, par la folie de la poudre, du bacille, du gaz et de l’atome, la France et l’Amérique seront nos ennemies. Et d’un seul front en Asie, la guerre éclatera en plusieurs foyers. A-t-on simplement pensé à cela ? Comment ne pas parler de cette rumeur entendue dans les milieux soufis. Pour eux, la fin du monde est proche et l’ère du Mehdi combattant l’Antéchrist est arrivé.

Nous ne sommes pas un peuple protégé, le malheur, la misère son trop proches dans le temps pour pouvoir être oubliés. Et si les choses devaient évoluer dans le pire des sens, le fatalisme, le mektoub feront que nous accepterons ce destin. Mais il faut que l’on sache que cette guerre ne résoudra rien. L’issue des armes est connue. Logique. Mais les retombées sont loin d’être prévues. Sentiments d’humiliation, rancœur, terrorisme, chute obligée de certains régimes arabes qui brillent par leur égoïsme et leur hypocrisie, mais surtout, rien ne sera comme avant vis-à-vis de la France et de l’Europe. Il est d’ailleurs très triste et décevant pour nous Algériens de voir que Le Pen est le seul homme politique à avancer sur le conflit des idées acceptables à notre sens. Paradoxe. Gêne.

Nous pensons aussi aux Beurs, aux binationaux, aux musulmans de France. Echapperont-ils à l’amalgame facile Irak-Arabe-Algérien-tous les mêmes ? Que se passera-t-il pour eux quand les premiers cercueils de soldats français reviendront du Golfe ? Que se passera-t-il pour nous, même en cas de neutralité de l’Algérie ? Les portes nous seront-elles encore plus fermées que par le passé ? Nous avions une histoire, un roman méditerranéen à bâtir. Cela semblait bien parti. Malgré nos intégristes. Malgré vos racistes. Qui pourrait assumer cela en cas de guerre ?

Il est déjà 16 heures, les mouvements de troupe auraient commencé. J’aurais tant aimé écrire la joie, l’espoir des démocrates, le ciel bleu d’Alger. Mais il me faut aller au marché. Nous aussi stockons ce qui peut l’être. Voir que les Français le faisaient nous a rassurés. Nous sommes tous égaux et pareils devant la peur. Qu’Allah nous protège et nous pardonne. Que l’on soit américain, arabe ou européen.


Jeudi 17 janvier (1991)


Prémonition. Une sourde angoisse au réveil. Le cœur qui bat trop vite. La catastrophe a dû avoir lieu. Le visage défait de ma mère me confirme que la nuit a été celle de toutes les folies.

Vite la radio, la télévision. La chaîne nationale ne diffuse que de la musique classique. Parfois quelques versets coraniques ou chants religieux. Signes de deuil. Zapping immédiat. La 5, A2 et TF1. Partout l’euphorie, la satisfaction. Le soulagement aussi. Bagdad ensevelie sous des tonnes de bombes. Hiroshima two ou le retour d’Enola Gay. Aucune riposte, sinon le silence. Les rues d’Alger sont noyées par la pluie froide et la grêle. Même le ciel pleure. Je n’ai jamais vu les miens aussi abattus. Le choc est trop rude. Les médias de l’Occident nous ont bouleversés. Alors que le soleil apparaît un peu, les premières manifestations commencent. Plus les cris fusent et plus les nouvelles de là-bas sont terrifiantes. Sortir, aller voir ce qui se passe au dehors. Une marée humaine qui tente vainement de se diriger vers le quartier des ambassades, et reporte sa fureur et ses pierres sur la police et les rares automobilistes qui circulent encore. Ce n’est qu’un début. Ce soir, il n’y aura ni sortie ni restaurant. Eddar (la maison). La télévision. CNN et son monopole. Un show en direct. Il ne manque que le générique et une marque de biscuits comme sponsor officiel.


Vendredi 18 janvier (1991)

Nouveau réveil crispé. Des missiles sur Tel-Aviv. Saddam et l’Irak ne sont pas encore tombés. Mieux, ils sont debout. L’intox a fait mal. Et déjà l’inquiétude de l’autre côté. Israël est sur toutes les ondes. Pauvre petit Koweït dont on parle de moins en moins. Mais il faut garder la tête froide. C’est vrai qu’il y a pour les Arabes une satisfaction, une joie profonde à voir l’Etat hébreu secoué. Trop de défaites et d’humiliations pèsent. Pourtant, cela veut dire que nos craintes se précisent. L’embrasement. Peut-être la mobilisation. Qu’importe puisque la rue relève la tête et que l’espoir renaît. Et déjà, après la prière, des marches. Des leaders islamistes qui se mettent en tenue de combat. Pour qui et pour quoi ? A nouveau ce pressentiment. Occidentaux, quand cette guerre horrible cessera, il n’en sera pas de même ici pour nous les démocrates. Ces gens qui défilent dans Alger, le poing dressé, ne chantent pas tous seulement leur soutien à l’Irak.

Il y a des relents d’octobre 1988 dans ces manifestations, car la misère morale, le dégoût, la haine du régime sont là. Juste derrière le sort de Bagdad. Une répétition autorisée et sans risque du jour où l’Algérie s’embrasera pour que naisse la république islamique. Une occasion idéale pour se préparer au vrai combat. Le seul qui intéresse nos doux barbus. Que penser de leur demande d’ouverture de camps d’entraînement pour volontaires, alors que Saddam n’a besoin que d’armes et de vivres ? Tout cela, en fait, pour nos futurs jours de feu.


Nous sommes mardi ou mercredi. Je ne sais plus. La guerre s’installe petit à petit. Bientôt, elle sera habituelle et les bilans lus à la télévision écoutés d’une oreille distraite. Se battre pour la paix ? Choisir son camp et aller jusqu’au bout ? Je ne veux plus parler de cela. Une guerre a lieu. Des enfants sont orphelins. Pourquoi ? En moi l’envie de partir. Aux pôles. Au Sahara. Loin. Très loin même si le sang arabe n’est pas près de s’arrêter de couleur. Quelle que soit la victime, quel que soit le bourreau.



Akram Belkaïd, à Alger.
L'Autre Journal, Février 1991

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