Ce blog présente l'ensemble des articles publiés par le journaliste Akram Belkaïd dans le mensuel L'Autre Journal (France) entre 1990 et 1992.

jeudi

5. Ténès, ville algérienne (L'Autre Journal, juin 1991)

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A la veille des élections législatives du 27 juin 1991, les voix d’une petite ville algérienne se brisent entre passé déchu et lendemains inaccessibles.


La capitale est si proche mais si lointaine
Savez-vous ma misère ?
Qui pleure ma tristesse ?



C’est à l’ouest. A deux cents kilomètres d’Alger. Plusieurs milliers peut-être. Des montagnes, des gorges, un port, une ville. Notre ville qui explose. Ténès qui fut Ténès la jolie. L’antique Cartena dont les murs anciens se fissurent à chaque tremblement de terre ou gros orage. Viens avec moi, suis-moi. Comprendre cette ville, c’est comprendre un peu l’Algérie. Un pays que l’on regardera avec attention au mois de juin, sans vraiment tenter de savoir. La fièvre des élections gagne tout le monde, et Dieu seul sait ce qu’il va advenir de nous.

Au détour d’un virage, le vieux Ténès. Le vrai Ténès. C’est ici que tout a commencé. Le berceau. Les aïeux. Une mosquée du XIIIe siècle qui agonise, des maisons qui tombent en ruine. Le vieux Ténès ne veut pas mourir mais tout le monde baisse les bras. Sur la place du village, adossés à un mur, des jeunes, les paumés locaux. Oublié le cliché du « hittiste », le chômeur algérois. Ils sont la détresse de l’Algérie profonde. A eux la première parole. Avant Abassi Madani ou Aït Ahmed. Avant les vedettes.

« Le vote ? La vérité est qu’on s’en fout. Les partis sont tous les mêmes. D’ailleurs, on n’y comprend rien. Le FIS et le FLN, c’est Hadj Moussa et Moussa Hadj, kif-kif. Personne ne s’intéresse à nous réellement. On ne vaut rien. On attend. Je ne sais pas ce que l’on attend, mais on le fait quand même. Il y a un an, pour la mairie, ce n’était pas la même chose. On a tous voté pour le FIS. Ils nous ont dit qu’ils allaient tout changer. Le chômage est toujours là et ils fermé la maison des jeunes et le cinéma. »

Au mois de juin dernier (1990), les islamistes gagnaient les municipales. Vote sanction contre le FLN, lassitude et haine vis-à-vis du pouvoir et des profiteurs. Aujourd’hui, les choses sont plus sérieuses. Le paysage politique a explosé. Des dizaines de partis et la majorité des Algériens qui n’arrivent pas à comprendre. Trop de manœuvres, trop de calculs. Mais quel que soit le résultat du vote, personne n’arrivera à désamorcer la bombe jeunesse. Ces jeunes qui parlent encore et encore :

« Notre vie c’est le chômage et la débrouille. Le trabendo et la contrebande. La drogue aussi. Tout le monde fume, d’autres prennent n’importe quoi. Des cachets, des antibiotiques, de la limonade mélangée à de l’alcool à brûler. Même les gamins s’y mettent. Tout pour s’évader. Le rêve c’est partir. Il y a des jeunes qui s’embarquent la nuit sur des bateaux, sans même savoir où ils vont. On joue avec nous, avec nos têtes. Le FIS a refusé deux projets pour la ville, tout simplement parce qu’ils venaient du gouvernement. Le résultat est que l’on est toujours chômeurs à cause de leurs histoires politiques. »
Des mots qui font mal. L’amertume est devenue un sport national. Inutile de parler de l’exode rural, des logements qui manquent ou des fléaux sociaux. Difficile pourtant d’évoquer les législatives sans faire le bilan de ces vingt-neuf années post-indépendance. Les années de règne du FLN et de l’armée. Un pouvoir sans partage. La citadelle est menacée. Qui va vraiment gagner ?

Mes veines se brisent,
Les furoncles me gagnent
L’histoire s’en va
Mes fils m’ont abandonnée



Suivre la route nationale. Ténès-ville. Celle des maisons aux toits de tuile rouges. L’activité politique y est plus intense. Beaucoup de candidats mais un seul indépendant qui ait réussi le parcours du combattant imposé à ceux qui n’appartiennent pas à un parti. Avoir plus de trente ans, réunir cinq cent signatures. Ses paroles sont un peu plus directes. Un peu moins démagogiques. Ecoutons-le parler :

« Je refuse d’entrer dans leur jeu. Etre indépendant c’est garder une identité, et surtout rester crédible. Dans ce pays, les gens s’identifient plus à un visage qu’à un programme politique, qu’ils sont en général incapables de comprendre. C’est d’autant plus vrai que nous avons une quarantaine de partis. Certains d’entre eux relèvent vraiment de l’anecdote. Hormis une dizaine, les associations politiques se ressemblent toutes et s’accusent de plagiat en matière de ligne à adopter. Ce n’est pas sérieux. Aucun journaliste ne peut prétendre réaliser une véritable enquête car tout est folklorique. On ne fait pas de la politique pour le plaisir de dire des âneries à la télévision. Et ces partis et la presse du pays se ressemblent. Il y a aujourd’hui près de cent cinquante titres pour à peine une vingtaine en 1988. Pourtant chaque journal est l’exacte réplique du concurrent. Le vide total. Les gens ne s’y retrouvent plus. Pour le moment l’Etat aide et paie les ardoises. Le retour de bâton est proche. Les élections auront au moins le mérite de faire table rase et de donner des leçons à certains. On ne s’improvise pas homme politique quand on n’a jamais travaillé de sa vie.

« Je ne crois plus aux démocrates. Ils sont trop enfermés dans des combats d’arrière-garde. Le paysan du coin se fout pas mal de la laïcité ou de la proportionnelle. Son but, c’est manger. S’en sortir. Cela peut paraître simpliste, mais c’est ainsi. Voilà pourquoi il n’y a pas de parti démocrate à dimension nationale dans ce pays. Le FFS d’Aït Ahmed et le RCD de Saïd Sadi sont basés sur des notions et des sympathies régionalistes et cela qu’ils le veuillent ou non. Les législatives seront un duel FLN-FIS. Ce sont d’ailleurs les seuls partis qui courtisent le monde rural. Ce n’est pas un hasard si seuls Mouloud Hamrouche et Abassi Madani sont venus à Ténès. »

Les choses ne sont jamais simples. Des années de muselage politique ont fait de nous un peuple d’ignorants incapables de juger autrement que par l’apparence, le discours et les promesses. Une situation inextricable. N’importe qui veut faire de la politique. Etre député, c’est arriver à un moment où la vie est dure. La campagne électorale démarre. Les personnalités montent au créneau. Racolage de figures connues. Footballeurs, entraîneurs, chanteurs. Triste délire. Viens, il y a d’autres voix à écouter, d’autres misères à voir.

La mer me gifle
L’écume me noie
Les filets s’en vont
Les bateaux meurent


Le Port. Les pêcheurs. Le poisson. Ici la planification économique, la bureaucratie, ont transformé le site en port de commerce. Pollution, disparition des petits métiers. Dégâts de la modernité. L’homme est à moitié aveugle. Le sel de la mer l’a trop brûlé. Il a tout été. Travailleur à l’usine de salaisons, pêcheur, raccommodeur de filets : « La vie a beaucoup changé depuis que la France est partie. D’autres maîtres sont venus. J’ai honte de dire que je ne sais pas très bien ce que veut dire ce vote. De toutes les façons, rien ne va changer. C’est une question de mentalités. J’ai toujours travaillé. Parfois pour presque rien. Les jeunes d’aujourd’hui ont été trop gâtés. On leur a trop dit qu’ils n’allaient jamais souffrir, qu’ils étaient les meilleurs. Alors ils refusent les métiers modestes. Leur rêve c’est de rouler en Mercedes ou en Golf. En attendant ils écoutent les promesses des partis. »

Terrible certitude. Les choses ne changeront pas, ou plutôt ne s’amélioreront pas. Certains parlent de choix entre la peste et le choléra. Facile raccourci mais profonde détresse. La rage à nouveau. Hier, cette ville était un paradis touristique. Où est passée la joie des colonies de vacances et des campings ? Cette année le maire islamiste a refusé de nettoyer la plage. Vont-ils supprimer l’été pour cause de moralité religieuse ? Et si le FLN gagne, que seront ces larmes promises par le Premier ministre Hamrouche ? Est-il vraiment trop tard pour l’Algérie ? Mais il reste encore des messages à prendre. Ceux des personnes qui se frottent toujours les mains, dont l’argent appelle l’argent.

Il est peut-être l’un des plus importants grossistes de la région. Hier FLN, aujourd’hui FIS. Savoir d’où vient le vent est la règle pour survivre : « Le FIS va effacer le FLN et ses monstres. Il va y avoir plus de justice, mais les autres, ceux qui ont volé, paieront. Le commerce continuera à marcher car c’est le fondement de la religion et il est normal que l’on revienne à nos coutumes. » Des phrases et des phrases. Des mots mielleux qui dissimulent la violence, l’arrivisme. Serons-nous l’Iran ? Le Soudan ? Resterons-nous l’Algérie ? Sa grandeur, sa folie, son irrationnel ? Et nos sœurs, nos mères ? Trop de questions, trop d’angoisses.
A nouveau le vieux Ténès. Celui des anciens combattants, des sacrifices et des grandes figures. De notre fierté, de notre nostalgie. Le vieil homme ne veut pas partir d’un immeuble à quatre étages. Ses ongles s’enfoncent dans la rocaille. Lutter pour rester. Lutter toujours et encore.

« J’ai fait l’Indochine. Deux fois. Puis j’ai rejoint les maquis. Après le cessez-le-feu il a fallu préparer les élections pour le référendum de l’indépendance. Nous étions unis. Nous y croyions. Malgré les rivalités. Mon père avait quatre-vingt dix ans en 1945. A l’époque, déjà, il m’a dit que nous serions un jour libres, et que l’Algérie serait un vrai pays, mais que nos problèmes seraient l’orgueil, le vol et l’injustice. Il n’avait pas tort. Aujourd’hui la ville bout. Les familles se déchirent à cause des élections. On joue notre avenir mais ce n’est plus de l’indépendance qu’il s’agit. J’ai déjà la guerre civile chez moi. De mes quatre garçons trois sont FIS et l’autre FLN. Les filles ne disent rien mais je suis sûr qu’elles voteraient pour n’importe qui, sauf pour les barbus. Voilà à quoi on arrive. La fitna. La dispute entre nous. Le FLN a trahi depuis 1962. Regarde le vieux-Ténès. Rien n’a changé. Les choses vont de mal en pis. Mes petits-enfants manquent l’école pour aller chercher de l’eau. Donne de l’eau aux gens, et ils oublieront la politique. Cette région est riche en eau et pourtant le robinet est sec. C’est ça le FLN et Ténès. Vingt-neuf ans où nous avons vécu oubliés de tous. »

Mes souvenirs vivent encore parfois
Où est passée notre sagesse ?


« Ils disent qu’ils ont changé, mais qui va les croire ? Ils font tout pour prouver le contraire. Leur candidat pour les élections était un fils du bled. Les gens étaient contents car il connaît nos problèmes. Un jour on apprend que la direction l’a écarté au profit d’un gars d’Oran. Résultat : personne ne votera pour eux car ils continuent leurs magouilles. Si le FIS gagne, ce sera la même chose. Ces gens ont inventé des trafics encore inconnus. Avant la guerre du Golfe, ils allaient en Arabie saoudite, achetaient des centaines de produits occidentaux comme les Ray-Ban qu’ils revendaient ici plusieurs fois leur prix. Voilà ceux qui vont remplacer le FLN. Avec eux il y aura l’injustice et le piston…

« Ça commence déjà. L’un des plus gros commerçants de la ville est FIS. Il a installé un suppresseur et une pompe, qui privent tout un quartier d’eau. Les gens se sont plaints auprès du maire qui n’a jamais rien fait. En plus du mépris qu’ont les gens qui possèdent le pouvoir, ils ont celui de ce qui se croient supérieurs parce qu’ils en savent beaucoup plus sur la religion. Mais en fait chacun d’eux rêve de villa et de voiture. Entre le FLN et le FIS ce n’est pas une lutte pour nous rendre heureux. C’est une bataille pour l’argent et le pouvoir. Voilà pourquoi la guerre civile est proche. La solution, c’est d’empêcher les gens de voter pour ces deux partis et de laisser les autres se débrouiller. Mais c’est trop tard. Nos familles se divisent et les frères se battent et s’insultent. On est entre le marteau et l’enclume. Ma femme ne comprend rien à ce qui se passe. Elle, elle votera cent fois pour celui qui lui ramènera de l’eau douce et pas salée dans le robinet. »

Que savent-ils de l’Islam ?
De l’amour ?
Mes fils s’entraidaient,
aujourd’hui ils s’entre-déchirent



Tu vois ? Même nos anciens angoissent. Il n’y a rien de pire pour l’enfant que de savoir que le père a peur. La majorité des Algériens a peur du FIS, mais le FLN a trop fait de mal, alors… L’analyse politique n’est pas d’un grand secours. Pour comprendre, il faut comprendre les âmes. Leur colère devant ce gâchis. Un pays, une ville, à qui tout était promis, et qui ne survivent aujourd’hui que par miracle. Qu’en serait-il sans le pétrole ? Personne n’ose y penser. Ici, ailleurs, les gens espèrent de moins en moins. Chacun se replie sur soi-même et tente d’être mieux que son voisin. L’ère des individualistes…

Un peu plus bas que Ténès-ville, la Cité. Construite provisoirement en 1954 après le séisme d’Orléansville (aujourd’hui, Chleff), elle survit toujours. Malgré les inondations et la misère. Encore les jeunes. Omniprésents. Qui stoppera un jour leur fureur ? « En octobre dernier on a bougé. Deux ans d’attente, mais on l’a fait quand même. Pas de boulot. Pas de logements. Rien. Et puis les marchandises qui arrivent au port sans s’arrêter à Ténès. Et l’eau qu’on attend toujours. On a éclaté. Trop d’injustices, de mépris. On existe quand même ! Et comme à Alger, ils sont venus avec les gaz lacrymogènes, les chiens et les matraques. Ils sont montés au-dessus de la colline et nous ont enfumés. Tout comme faisait l’armée française. La nuit, ils arrivaient à trois heures du matin et embarquaient tout le monde. Des jeunes ont été torturés. Et ils parent encore de démocratie. Les flics restent les flics. Et même si le FIS a le pouvoir, cela restera la même chose. Leur truc c’est l’espionnite et la morale à deux sous. Nous on veut vivre, s’amuser. Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu pour être aussi bas ? »

Ils parlent, sourient, s’emportent. Leurs gestes ont l’évidence du défi. Mais s’éteignent lentement telles des colères trop ressassées. Il faut leur promettre de tout dire. Comme s’ils croyaient encore contre toute évidence que quelques mots pourraient accoucher de la justice.

Il est temps de partir. Rester trop longtemps pèse. Le manque d’eau, le vent d’est qui hurle. Tout cela peut rendre fou. Une ville. Des gens. L’abandon. La haine du pouvoir et de la capitale égoïste. Qui choisir ? Une république islamique ? La Charia, le voile, la fin des arts et de la culture ? Peut-être, sûrement, le sang des règlements de compte. Ou alors l’Infitah, l’ouverture prônée par le nouveau FLN ? L’arrivée en masse des Occidentaux, des concessionnaires, des multinationales. L’Algérie vendue aux quatre vents, la corruption, la prostitution, la faillite. Bien sûr, ceux qui vivent bien aujourd’hui vivront mieux encore. Le temps des nouveaux bachagas. Et les autres ? Ceux de Ténès, Akbou ? Encore plus bas, encore plus dur. Les gens voteront. Pour un visage, un cousin. Le pays se disloque. L’armée se tait. Pour combien de temps encore ? Pensez à nous le 27 juin.


Akram Belkaïd
L'Autre Journal, juin 1991


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Note post-publication : Les élections du 27 juin 1991 furent annulées et reportées au 26 décembre 1991. A cette date, le FIS a remporté le 1er tour du scrutin avant que l'armée n'arrête le processus électoral.

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