Ce blog présente l'ensemble des articles publiés par le journaliste Akram Belkaïd dans le mensuel L'Autre Journal (France) entre 1990 et 1992.

mercredi

4- Ramsey Clark : non à l'Empire (Mars 1991)


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Présentation : cet entretien a été publié en mars 1991, alors que la Guerre du Golfe touchait à sa fin avec la « libération » du Koweït par la coalition menée par les Etats-Unis et la débandade des troupes de Saddam Hussein.


Avocat, spécialiste de droit international, Ramsey Clark est l’une des rares personnalités américaines qui ont pris position contre la guerre du Golfe. Ancien Attorney General (ministre de la Justice) des Etats-Unis sous la présidence de Lyndon B. Johnson (poste où il a joué un très grand rôle dans le dossier des droits civiques), après avoir été l’assistant de Robert Kennedy, il s’était déjà élevé contre la guerre du Vietnam. Ramsey Clark dénonce régulièrement les interventions américaines à l’étranger. Surveillé en permanence par le FBI, il a passé une semaine sous les bombardements à Bagdad avant de retourner aux Etats-Unis et d’y manifester son opposition à une guerre qu’il qualifie d’immorale et de scandaleuse.
Il participait le 2 mars, à Alger, à un colloque consacré à la « dérive du droit international », organisé par des juristes et des avocats algériens, au cours duquel il a sévèrement fustigé l’attitude des Etats-Unis et de ses alliés occidentaux dans la guerre du Golfe.


L’Autre Journal.- Vous êtes de ceux qui pensent que cette guerre était programmée, et visait ni plus ni moins à détruire l’Irak. Sur quels éléments fondez-vous cette analyse ?

Ramsey Clark.- Je ne dispose d’aucune preuve, mais je m’appuie sur des faits bien tangibles, qui confirment mes convictions. Le comportement de l’administration américaine avant le 2 août (date de l’invasion du Koweït par l’armée irakienne) prouve que Saddam Hussein a été mystifié et conduit à envahir le Koweït. Tout a été fait pour lui donner la certitude que les Etats-Unis considéraient qu’il s’agissait d’une crise régionale, et qu’ils ne s’y impliqueraient d’aucune manière. Par ailleurs, la réorganisation de l’armée américaine, engagée à l’orée de l’année 1999, atteste que cette aventure était bel et bien planifiée. Il s’agissait de mettre sur pied un schéma d’intervention à même d’intégrer dans les meilleures conditions d’autres forces alliées. Si l’on prend soin de regarder en arrière on s’aperçoit que les armées de la coalition se sont fondues en un dispositif unique en l’espace de quelques mois. C’est un tour de force incroyable, irréalisable si notre armée ne s’y été préparée longtemps à l’avance. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence. Pas plus que la transformation éclair d’un dispositif défensif chargé de protéger l’Arabie saoudite en une armada belliqueuse ne peut être assignée au hasard.

En outre, il ne faut pas oublier l’étendue des dégâts occasionnés en Irak. Ce pays est aujourd’hui en ruine. Sa reconstruction prendra des années. Lors de mon séjour à Bagdad, l’eau et le téléphone avaient déjà disparu. Il faudra plusieurs mois pour les rétablir. Comparez les dégâts au Koweït et en Irak et vous comprendrez que la destruction de ce dernier était l’objectif réel de cette guerre, car on ne détruit pas ainsi un pays pour le contraindre à en évacuer un autre.

Ce conflit ne visait-il pas aussi à mettre un frein à la croissance de l’Allemagne et du Japon ?

Certainement, mais il ne s’agit là que d’un objectif secondaire. En s’attaquant à l’Irak, les Etats-Unis savaient qu’ils engrangeraient des bénéfices multiples, au premier rang desquels la destruction de la puissance militaire irakienne, mais aussi une présence américaine dans la région. Nous n’avons jamais été aussi proches d’un contrôle hégémonique des ressources pétrolières mondiales. Que sera le développement de l’Allemagne et du Japon sans pétrole ? Mais surtout qu’en sera-t-il de leur indépendance économique et politique vis-à-vis de l’Amérique si notre pays contrôle tous les leviers de commande ? Il est surprenant de voir ces deux pays financer une guerre dont ils risquent fort de faire les frais…

Le succès de l’offensive terrestre et la défaite de l’Irak vous ont-ils surpris ?

En aucune façon. Je crois que la puissance de l’armée irakienne a été délibérément gonflée pour laisser carte blanche aux bombardements. On a d’ailleurs prolongé l’offensive aérienne plus longtemps qu’elle n’était nécessaire, car les forces terrestres irakiennes étaient depuis longtemps hors du coup. J’ai passé une semaine à Bagdad sous les bombes. Je n’y ai vu que des ruines et une défense aérienne dépassée, incapable d’atteindre les appareils de la coalition. Tout cela m’a vite fait comprendre que l’Irak était loin d’avoir les moyens de résister à l’Amérique. Dès lors, l’issue des opérations ne faisait plus aucun doute.

Comment l’opinion publique américaine a-t-elle réagi à ce conflit ?

Il m’est très pénible de dire qu’elle était en grande majorité pour la guerre. Loin de lui trouver des excuses, je dirai simplement qu’elle a été bernée, victime du plus gros hold-up médiatique de l’histoire. Les gens ont cru comprendre ce qui se passait, mais ils ne savaient rien. Heure après heure, seconde après seconde, un matraquage systématique nous a fait croire que nous étions des saints, tandis que l’Irak et Saddam étaient des démons. Plus la ficelle était grosse et plus ça marchait. Je crois que l’immense majorité des Américains n’ont pas fait l’effort de prendre du recul et de réfléchir. De consentir à un effort d’analyse, sans s’abandonner à la facilité de l’endoctrinement médiatique. Il reste que George Bush (père) ne fait pas l’unanimité et que des mouvements de protestation ont tout de même surgi.

Il est malgré tout surprenant de constater que vous êtes l’une des rares personnalités du monde politique qui se sont prononcées contre cette guerre. Où sont passés les intellectuels américains ?

Pour ce qui concerne les hommes politiques, je me permettrai de vous rappeler que la popularité de Ronald Reagan a atteint son zénith après l’invasion de l’île de la Grenade. Cette guerre contre l’Irak a été acceptée de manière chauvine par l’opinion publique, qui y a vu une sorte de super-match contre les « méchants ». Il ne faut pas oublier que les élections de novembre dernier (élections de mi-mandat au Congrès américain) ont lourdement pesé sur le déclenchement de cette guerre. Prendre la parole et exprimer son désaccord aurait été suicidaire, la pire des campagnes électorales ! Quant aux intellectuels, il faut bien comprendre qu’ils ne partagent pas les références et les valeurs européennes. Notre nation est minée par l’argent et les valeurs matérielles. Mon jugement peut sembler sévère, mais le dieu-dollar a beaucoup influé sur le comportement de notre intelligentsia.

La guerre du Vietnam avait pourtant suscité de très importants mouvements de protestation ?

Combien de temps et combien de morts a-t-il fallu pour les voir apparaître ? A l’époque l’argent était déjà une « valeur » cardinale, mais l’humanisme et les sentiments pacifistes demeuraient vivaces. Il faut vivre aujourd’hui aux Etats-Unis pour comprendre que dorénavant seul le dollar y a de l’importance…

Comment appréciez-vous le rôle qu’on joué les Nations unies dans le conflit ?

Adolescent, l’idée d’une organisation regroupant sur un pied d’égalité toutes les nations du monde m’avait enthousiasmé. Je n’ai pas mis longtemps à déchanter. J’ai vite compris que le Conseil de sécurité et son droit de veto étaient une anomalie flagrante. Il ne s’agit que d’un « butin » que se sont partagé les pays victorieux à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Cette croisade contre l’Irak m’a ôté toutes mes illusions. L’ONU n’a jamais été à la hauteur de ses obligations. D’instrument de paix, elle s’est transformée en vecteur de guerre. Sa Charte et son chapitre six, qui traitent du règlement pacifique des litiges, ne valent plus rien. C’est une terrible défaite pour l’humanité de voir que la paix n’a pu être préservée. Cette organisation n’est plus qu’une enceinte de corruption, où des puissances achètent par l’argent et la menace les voix des petits pays. Nous avons effacé la dette militaire égyptienne, nous vendons des armes à l’Ethiopie, et nous faisons cela avec toute une nation susceptible de voter pour nos intérêts ou disposée à nous aider à maquiller nos coups de force à l’étranger en croisades du droit. Qu’elle ait autorisé ce véritable désastre humain témoigne de la faillite de l’ONU.

Que pensez-vous du concept de « nouvel ordre international » ?

Derrière ces grands mots ne se dissimule rien d’autre que la future domination de l’Amérique. Nous allons nous employer à tout régenter afin de mieux contrôler les richesses du monde. Il serait d’ailleurs plus judicieux de parler du nouvel ordre américain.

Grenade, Panama, Irak, les interventions militaires américaines semblent s’intensifier…

Thomas Jefferson déclarait en 1815 qu’il fallait cueillir la pomme cubaine de l’arbre espagnol. Puis nous avons annexé le Texas et la Californie après avoir battu le Mexique. La guerre de Sécession a marqué une pause en matière d’interventions extérieures. Puis les choses se sont accélérées à la fin du XIX° siècle. Hawaii, Cuba, Porto Rico, Panama… Qui se souvient de nos interventions en 1914 au Mexique et à Haïti ? Cela pour vous expliquer que nos expéditions à l’étranger sont aussi anciennes que notre pays. Nous avons une tradition de violence que nos divers gouvernements maîtrisent plus ou moins bien. Notre personne politique semble considérer que chaque génération devrait avoir « sa » guerre.

J’ai vécu la crise de Cuba, sans y jouer de rôle, mais j’avais senti que nous étions passés à deux doigts du pire. Aussi l’escalade au Vietnam ne m’a-t-elle pas étonné. Nous vivons un syndrome interventionniste permanent qui n’a rien à voir avec le degré d’instruction de nos gouvernants. Tenter d’expliquer l’aventurisme militaire des Etats-Unis par la personnalité de ses présidents n’a aucune validité. Theodore Roosevelt est aujourd’hui considéré comme l’un des présidents les plus progressistes qu’ait connu notre pays. Cela ne l’avait aucunement empêché d’annexer le Panama…

Cette guerre signe-t-elle la fin du rêve européen ?

J’observe en premier lieu que l’Europe éprouvait déjà beaucoup de difficultés à naître. Cette guerre va ralentir son unification. Mais je crois que la montée en puissance économique, et peut-être militaire, de l’Europe est inéluctable, en dépit de la future mainmise des Etats-Unis sur le pétrole du Proche-Orient. Reste que les différends en matière de politique agricole iront croissant entre l’Europe et l’Amérique. Cette crise n’aura été qu’une trêve permettant de créer momentanément une solidarité de façade.

Que pensez-vous du rôle joué par la France tout au long de cette crise ?
Le discours du président Mitterrand à l’ONY en septembre dernier m’avait laissé penser que la France ferait tout pour sauvegarder la paix. Puis la France a adopté une position de plus en plus dure, inflexible. Je pense que le gouvernement français a compris, je ne sais ni quand ni comment, que la guerre était inévitable. L’engagement des forces françaises relève donc d’un calcul visant à s’assurer une place à la table des négociations. Une place chèrement acquise au détriment de l’indépendance de vue.

Est-ce à dire que la France n’est plus qu’un pays comme les autres, s’alliant aux Etats-Unis autant par conviction que par intérêt ?

Je pense que la France conservera sa spécificité sur un plan culturel. Mais la culture n’est pas tout. Le grand rêve du général De Gaulle est aujourd’hui dépassé. Les impératifs économiques contraignent la France à réviser ses velléités d’indépendance vis-à-vis de la politique américaine. De la France, je retiens tout de même nos pages d’histoire commune, qui ont souvent été glorieuses, à commencer par notre guerre d’indépendance. Mais le conflit du Golfe et la destruction de l’Irak seront sûrement les pages les plus tristes, les plus sombres, sinon les plus honteuses de « l’amitié » franco-américaine.

Quel sort attend Saddam Hussein ?

Qui peut savoir ? Peut-être sera-t-il contraint de s’exiler, ou encore subira-t-il le sort de Noriega. Les Etats-Unis iront jusqu’au bout de leur désir d’humilier le président irakien, et de conforter par la même occasion leur opinion publique de l’idée qu’elle s’en fait. Nous aimons donner des leçons. L’image de Noriega emprisonné comme un vulgaire dealer a frappé l’imagination de l’Américain moyen. Il est encore trop tôt pour savoir ce qui attend Saddam. Une campagne de déstabilisation va peut-être débuter, qui conduirait à un coup d’Etat. On peut aussi prendre comme hypothèse qu’il est désormais de l’intérêt des Etats-Unis de laisser Saddam Hussein à la tête de l’Irak pour justifier la présence permanente de nos troupes dans la région.

Les GI’s ne vont donc pas quitter le Golfe ?

Il faut que nos troupes s’en aillent. Mais je pense que l’Amérique fera tout pour rester. Les excuses ne manquent pas. Cessez-le-feu non respecté, opérations de déminage, protection d’un Koweït affaibli, danger iranien,… J’ajoute que nous ne sommes pas partis d’Europe ou des Philippines. En fait, nous ne partons jamais. Il reste que les pays arabes de la région doivent exiger notre départ. C’est pour eux une question de survie, les risques de nouvelle crise engendrée par une présence américaine permanente sont trop importants.

A vos yeux, les Etats-Unis s’apprêtent donc à dominer le monde entier ?

Cette volonté existe. Je vous laisse imaginer ce que deviendra la Terre si nous devenons les maîtres du monde. La crise du Golfe le prouve. Je ne pense pas que l’URSS et la Chine aient souhaité la destruction de l’Irak, mais ils n’ont pratiquement rien fait pour s’y opposer. Non seulement par calcul, mais aussi par impuissance vis-à-vis de cet incroyable déploiement guerrier et technologique. Or une Amérique contrôlant d’une manière ou d’une autre les réserves pétrolières sera encore plus forte qu’aujourd’hui.

Pensez-vous que l’Amérique interviendra de nouveau ailleurs, si elle le juge nécessaire ?

Notre armée interviendra à chaque fois que nos intérêts seront menacés. Etre les maîtres du monde ne signifie pas être présents partout. Nous n’arrivons pas à une gérer une ville comme New York, comment voulez-vous que l’on puisse aller en Indonésie ou en Chine ? Mais il est sûr que si nous intérêts le commandent nous interviendrons par n’importe quel moyen, y compris en utilisant l’arme nucléaire. En général, il s’agira pour les Etats-Unis de maintenir la majorité des pays dans leur pauvreté actuelle, avec des régimes corrompus, mais obéissants.

Sommes-nous définitivement sortis de la guerre froide, et pensez-vous qu’un affrontement soviéto-américain n’est désormais plus envisageable ?

Au sens des années 50 et 60, la guerre froide n’existe plus, mais rien ne prouve qu’elle ait à jamais disparu. L’URSS demeure traversée de violents courants conservateurs qui peuvent influer sur sa politique étrangère. Affirmer que la situation économique catastrophique de ce pays l’oblige à se soumettre au monde occidental est une erreur. Je crains que l’euphorie n’es de la guerre du Golfe ne nous conduise à des conflits majeurs entre l’URSS et les Etats-Unis dans un avenir plus ou moins éloigné. Je tiens aussi à dire, pour compléter ma réponse à votre précédente question, que l’Amérique n’aura aucun scrupule à intervenir en Europe occidentale même si cette idée apparaît aujourd’hui farfelue.

L’Amérique ne tolèrera pas longtemps une réelle puissance nucléaire et économique européenne. J’ai aussi un autre sujet d’inquiétude. Ce sont les ressources énergétiques de l’URSS qui commencent à être exploitées par l’Europe. Cette exploitation échappe complètement aux Etats-Unis, qui voient des marchés de prospection et de vente leur passer sous le nez. Un jour viendra où l’or noir du Proche-Orient ne sera plus le seul moyen à mettre dans la balance des chantages économiques.

Pensez-vous, comme beaucoup s’accordent à le dire, que les Palestiniens sont les grands perdants de cette guerre ?

Le grand perdant en est d’abord le peuple irakien qui a été totalement brisé. Les Palestiniens quant à eux, touchent encore davantage le fond. J’ai été le défenseur de l’OLP à l’époque où les Etats-Unis voulaient faire expulser le délégué de la centrale palestinienne à l’ONU, et j’avais saisi tout le scandale et l’injustice liés à la question palestinienne. Aujourd’hui les Etats-Unis vont tout faire pour éliminer l’OLP du dialogue et tenter de trouver des interlocuteurs dociles. Déjà au Koweït des voix bien intentionnées demandent à ce que les négociations s’effectuent avec des Palestiniens modérés. Je crois aussi qu’un Etat sera créé pour donner le change. Mais il n’aura pas de réelle souveraineté, et dépendra économiquement de ses voisins.

Chaque pays arabe va devoir gérer l’après-guerre, en particulier les problèmes liés à la montée de l’islamisme. Pensez-vous qu’il sera de l’intérêt des Etats-Unis de favoriser l’émergence de républiques fondamentalistes, au détriment de la démocratie ?

Il est de l’intérêt des Etats-Unis de favoriser l’émergence de tout gouvernement qui lui soit docile et fidèle. Je ne pense pas que Bush (père) – pas plus que Reagan d’ailleurs – éprouve une quelconque sympathie pour l’islam. L’un et l’autre seraient plutôt proches des fondamentalistes chrétiens, dont ils sollicitent régulièrement le vote. Il reste que si la démocratie arabe risque de mettre en péril les intérêts des Etats-Unis, en débouchant par exemple sur une union réelle vis-à-vis d’Israël, il apparaîtra alors de l’intérêt supérieur de l’Amérique de contrer le développement de la démocratie, quitte à favoriser pour ce faire l’apparition de régimes intégristes.

Propos recueillis à Alger par Akram Belkaïd
L'Autre Journal, Mars 1991

dimanche

3 - Que faire ? Qui choisir ? (Février 1991)

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Mercredi 16 janvier (1991)

Midi. Alger est fébrile. L’ultimatum de l’ONU a expiré depuis quelques heures et la télévision n’a pas encore annoncé le début de l’incendie. Je me suis levé tôt. En sortant, j’ai scruté le ciel à travers le mince brouillard. Difficile de ne pas penser à la rumeur de la veille. Israël serait en passe de nous bombarder. Les meurtres de Tunis ont frappé les imaginations. Tout comme les émissions de télévision et les meetings politiques. L’année a pourtant bien commencé. La pluie. La neige. La fin de la sécheresse. Le retour des oiseaux, des étourneaux. L’année du bien ont dit les Anciens. Ils ont changé d’avis. Et nous nous demandons si tout a été vraiment fait pour la paix.

Pourquoi ce dialogue de sourds ? Pourquoi cette intransigeance, cette fuite en avant ? Et que dire de notre pays ? Bien sûr, nos hommes politiques, le président en tête, n’ont pas cessé de voyager, d’échanger des messages et de se réunir. Beaucoup d’entre nous ont l’impression que ce n’était que du cinéma. Un rôle sur mesure pour plaire à la galerie mondiale. Pour faire parler de soi et de son parti politique à la télévision. Ben Bella à Bagdad, Chadli à Paris et Madrid, le ministre des Affaires étrangères et son nœud papillon à Genève et les islamistes en Arabie Saoudite. Autant de visites, de missions et tout cela pour rien. Le souvenir d’Octobre 1973 est dans bien des esprits. Boumediene vivant, notre comportement aurait été plus radical, du moins plus clair. La mobilisation déjà commencée et nos soldats en place sur la ligne de front aux côtés de l’Irak. Mais le temps de l’engagement révolutionnaire en Algérie est terminé. Finies les grandes causes arabes et tiers-mondistes, le volontariat et les grands discours. Bonjours à l’attentisme, à la politique réaliste, lucide et matérialiste.

Cette dernière semaine nous a tout de même permis d’y voir un peu plus clair. L’Algérien n’aime pas la hogra, l’injustice sous toutes ses formes. Tout le monde ou presque admet que le Koweït doit être libre. Malgré la vénalité de ses émirs, les richesses dilapidées dans les casinos et qui auraient tant aidé la cause arabe et musulmane. Il est clair que nous ne pardonnerons jamais à ces gens leur hypocrisie et leur arrivisme. Mais cela n’est pas une raison et Saddam doit s’en aller. Nous n’avons pas oublié la « Guerre des sables » de 1963. On aurait pu nous prendre la moitié du Sahara sous prétexte de revenir aux frontières ancestrales. Seul le respect des frontières héritées du colonialisme peut actuellement sauvegarder la paix dans nos régions. Mais pourra-t-on accepter de voir un pays arabe détruit si nos ennemis de toujours font partie du conflit ? Et là réside la gêne de nos dirigeants. Arabes, nous avons été si souvent humiliés, ridiculisés par le monde occidental que Saddam Hussein apparaît aujourd’hui comme le héros de la nation.

Qui l’eût dit ? Qui l’eût cru ? Oubliés les Kurdes gazés, les progressistes, les opposants pendus sans aucune autre forme de procès. L’homme de la rue d’Oran, d’Annaba, ou de Tamanrasset ne pense plus aux pauvres émirs du Koweït. Il pense simplement à l’Irak qui risque d’être envahi et cela lui est insupportable. Il le dit. Il le crie. Dans les manifestations organisées ça et là il n’est question ni des législatives (de juin 1991) ni du sort du Koweït mais de Saddam chikkour el-marikane (Saddam, « mac » des Américains) et des pays arabes traîtres qui se font les complices de cette future guerre.

Dans cette situation explosive, nos multiples partis politiques sont bien obligés de suivre la base. Témoins les islamistes dont chacun sait que le financement de leurs mouvements est assuré en grande partie par les pays du Golfe. Aujourd’hui, pression de la rue oblige, le FIS tourne le dos aux maîtres de Riyad et lance appel sur appel à la guerre sainte mêlant pêle-mêle soutien à l’Irak et l’Intifada. Il n’en a pas fallu plus pour que les étrangers résidents paniquent et quittent le pays. Mais tout cela a pris du temps. Pendant plusieurs semaines, les islamistes ont éludé la question de l’Irak en ne parlant que de la Palestine. Des listes de volontaires ont même été ouvertes pour la libération de… Jérusalem. Beaucoup ont été bernés par ce subterfuge. Le mouvement de solidarité avec l’Irak a ainsi failli être détourné par ces partis dont les militants ne se gênaient aucunement pour brandir le drapeau de l’Arabie Saoudite durant les meetings. Et là apparaît un paradoxe inacceptable pour beaucoup d’Algériens.

Les mouvements islamistes sont aujourd’hui le cauchemar de l’Europe et de l’Amérique. Ils sont synonymes de terrorisme et de violence. Pourtant le monde occidental vole au secours de pays qui financent leur propre cauchemar. Qu’il s’agisse du Koweït ou de l’Arabie Saoudite, c’est en grande partie à cause de ces pays, de l’argent qu’ils ont donné, des agitateurs qu’ils ont formés, que l’Algérie se débat avec les problèmes d’intolérance politique et religieuse. C’est dans ces pays que se pratiquent encore des coutumes moyenâgeuses. En toute impunité. Et l’on ose parler de croisade pour le droit et la justice. Tout dans le vocabulaire utilisé par les sauveurs du Koweït semble faire référence à la Seconde Guerre mondiale. Mais le Koweït n’est pas la Pologne même s’il a été envahi par un dictateur.

Il reste que l’ensemble de la population est pour Saddam. Non pas parce qu’il a ordonné l’invasion du Koweït mais parce que la plus grande armada des temps modernes risque d’un moment à un autre de détruire son pays au nom d’un droit international qui nous fait sourire. La mauvaise foi ne nous met plus en colère. L’habitude de l’injustice… De la loi du plus fort. Nous amusent ce droit et ces résolutions de l’ONU qui n’ont jamais rien fait pour le Liban, la Palestine ou le Sahara occidental. Plus nous réfléchissons et plus nous comprenons que le monde occidental ne permettra jamais qu’une puissance arabe militaire et économique ayant droit de regard sur l’or noir puisse apparaître. Et l’Algérien se demande si le tour de son pays ne viendra pas un jour comme pour la Syrie et la Libye et s’il n’est pas de l’intérêt de l’Amérique et de l’Europe de maintenir le monde arabe dans sa situation actuelle. Mais cela est une autre histoire.

Pour l’heure, cette guerre, cette crise nous a beaucoup rapporté. Le prix du pétrole qui augmente nous fait payer nos dettes. Et l’on entend parfois des cadres annoncer froidement qu’un embrasement du Golfe pourrait servir nos intérêts et améliorer de manière importante nos revenus. Comme si l’on pouvait prévoir les conséquences d’une guerre. Comme la majorité j’ose avouer ma peur. Ma peur de voir cette guerre aller jusqu’au bout. Des Algériens seront peut-être obligés d’aller se battre face à des armées de pays qui ne nous ont rien fait directement. Demain, peut-être, par la folie de la poudre, du bacille, du gaz et de l’atome, la France et l’Amérique seront nos ennemies. Et d’un seul front en Asie, la guerre éclatera en plusieurs foyers. A-t-on simplement pensé à cela ? Comment ne pas parler de cette rumeur entendue dans les milieux soufis. Pour eux, la fin du monde est proche et l’ère du Mehdi combattant l’Antéchrist est arrivé.

Nous ne sommes pas un peuple protégé, le malheur, la misère son trop proches dans le temps pour pouvoir être oubliés. Et si les choses devaient évoluer dans le pire des sens, le fatalisme, le mektoub feront que nous accepterons ce destin. Mais il faut que l’on sache que cette guerre ne résoudra rien. L’issue des armes est connue. Logique. Mais les retombées sont loin d’être prévues. Sentiments d’humiliation, rancœur, terrorisme, chute obligée de certains régimes arabes qui brillent par leur égoïsme et leur hypocrisie, mais surtout, rien ne sera comme avant vis-à-vis de la France et de l’Europe. Il est d’ailleurs très triste et décevant pour nous Algériens de voir que Le Pen est le seul homme politique à avancer sur le conflit des idées acceptables à notre sens. Paradoxe. Gêne.

Nous pensons aussi aux Beurs, aux binationaux, aux musulmans de France. Echapperont-ils à l’amalgame facile Irak-Arabe-Algérien-tous les mêmes ? Que se passera-t-il pour eux quand les premiers cercueils de soldats français reviendront du Golfe ? Que se passera-t-il pour nous, même en cas de neutralité de l’Algérie ? Les portes nous seront-elles encore plus fermées que par le passé ? Nous avions une histoire, un roman méditerranéen à bâtir. Cela semblait bien parti. Malgré nos intégristes. Malgré vos racistes. Qui pourrait assumer cela en cas de guerre ?

Il est déjà 16 heures, les mouvements de troupe auraient commencé. J’aurais tant aimé écrire la joie, l’espoir des démocrates, le ciel bleu d’Alger. Mais il me faut aller au marché. Nous aussi stockons ce qui peut l’être. Voir que les Français le faisaient nous a rassurés. Nous sommes tous égaux et pareils devant la peur. Qu’Allah nous protège et nous pardonne. Que l’on soit américain, arabe ou européen.


Jeudi 17 janvier (1991)


Prémonition. Une sourde angoisse au réveil. Le cœur qui bat trop vite. La catastrophe a dû avoir lieu. Le visage défait de ma mère me confirme que la nuit a été celle de toutes les folies.

Vite la radio, la télévision. La chaîne nationale ne diffuse que de la musique classique. Parfois quelques versets coraniques ou chants religieux. Signes de deuil. Zapping immédiat. La 5, A2 et TF1. Partout l’euphorie, la satisfaction. Le soulagement aussi. Bagdad ensevelie sous des tonnes de bombes. Hiroshima two ou le retour d’Enola Gay. Aucune riposte, sinon le silence. Les rues d’Alger sont noyées par la pluie froide et la grêle. Même le ciel pleure. Je n’ai jamais vu les miens aussi abattus. Le choc est trop rude. Les médias de l’Occident nous ont bouleversés. Alors que le soleil apparaît un peu, les premières manifestations commencent. Plus les cris fusent et plus les nouvelles de là-bas sont terrifiantes. Sortir, aller voir ce qui se passe au dehors. Une marée humaine qui tente vainement de se diriger vers le quartier des ambassades, et reporte sa fureur et ses pierres sur la police et les rares automobilistes qui circulent encore. Ce n’est qu’un début. Ce soir, il n’y aura ni sortie ni restaurant. Eddar (la maison). La télévision. CNN et son monopole. Un show en direct. Il ne manque que le générique et une marque de biscuits comme sponsor officiel.


Vendredi 18 janvier (1991)

Nouveau réveil crispé. Des missiles sur Tel-Aviv. Saddam et l’Irak ne sont pas encore tombés. Mieux, ils sont debout. L’intox a fait mal. Et déjà l’inquiétude de l’autre côté. Israël est sur toutes les ondes. Pauvre petit Koweït dont on parle de moins en moins. Mais il faut garder la tête froide. C’est vrai qu’il y a pour les Arabes une satisfaction, une joie profonde à voir l’Etat hébreu secoué. Trop de défaites et d’humiliations pèsent. Pourtant, cela veut dire que nos craintes se précisent. L’embrasement. Peut-être la mobilisation. Qu’importe puisque la rue relève la tête et que l’espoir renaît. Et déjà, après la prière, des marches. Des leaders islamistes qui se mettent en tenue de combat. Pour qui et pour quoi ? A nouveau ce pressentiment. Occidentaux, quand cette guerre horrible cessera, il n’en sera pas de même ici pour nous les démocrates. Ces gens qui défilent dans Alger, le poing dressé, ne chantent pas tous seulement leur soutien à l’Irak.

Il y a des relents d’octobre 1988 dans ces manifestations, car la misère morale, le dégoût, la haine du régime sont là. Juste derrière le sort de Bagdad. Une répétition autorisée et sans risque du jour où l’Algérie s’embrasera pour que naisse la république islamique. Une occasion idéale pour se préparer au vrai combat. Le seul qui intéresse nos doux barbus. Que penser de leur demande d’ouverture de camps d’entraînement pour volontaires, alors que Saddam n’a besoin que d’armes et de vivres ? Tout cela, en fait, pour nos futurs jours de feu.


Nous sommes mardi ou mercredi. Je ne sais plus. La guerre s’installe petit à petit. Bientôt, elle sera habituelle et les bilans lus à la télévision écoutés d’une oreille distraite. Se battre pour la paix ? Choisir son camp et aller jusqu’au bout ? Je ne veux plus parler de cela. Une guerre a lieu. Des enfants sont orphelins. Pourquoi ? En moi l’envie de partir. Aux pôles. Au Sahara. Loin. Très loin même si le sang arabe n’est pas près de s’arrêter de couleur. Quelle que soit la victime, quel que soit le bourreau.



Akram Belkaïd, à Alger.
L'Autre Journal, Février 1991