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Pas vu Paris depuis longtemps. A peine arrivé du soleil, déjà le froid, le stress et le métro. Toujours les mêmes odeurs, les petites boutiques, les musiciens, les mendiants. Chômeurs, handicapés, aveugles, cas sociaux. Assis par terre. « Un peu d’argent s’il vous plaît, j’ai faim. Un franc pour manger. » Du nouveau tout de même. Un autre style. Dans les rames. « Bonjour, je m’excuse de vous déranger. J’ai cinquante – trente ou vingt ans – Je suis gitan, fils de Gitan et de Française. Donnez-moi un sourire, un regard et modeste chèque-restaurant. » Un chèque-restaurant ! Ahuri, je regarde autour de moi. Personne ne bouge, ne lève la tête. Habitués, déjà blasés. La Motte-Piquet. Une tsigane. Un enfant dans ses bras. Biberon et guenilles. « Mèèè-ssieurs, dames ! Je ne vous demande pas beaucoup et si je fais la manche c’est pour lui. » Automatique, le gosse tend la main. Tragique ? Comique ? C’était donc vrai ? Le quart-monde à Paris. Calcutta, Le Caire, tout m’a précédé. Et si je me levais aussi, parlant fort comme on aime le faire chez nous. « Essalam Allaïkoum. Arabe, je suis entré en France sans visa et sans argent. Je vous demande un emploi, un piston, une carte de séjour ou une femme pour un mariage blanc. » Un autre se lèverait alors : « Je viens de Beyrouth ou bien de Bagdad, N’Djamena, Colombo… Plus rien à faire là-bas. S’il vous plaît, un peu d’argent pour les obus, une grenade, un pain de plastic ou une prise d’otages. » Tous les clandos, les fous, les chômeurs, mendiants et autres se lèveraient pour parler. Mais calmons-nous. Dieu merci, je repars pour là où la misère, qu’elle soit vraie ou factice, est normale, habituelle. Familière.
Propos volés par Akram Belkaïd
L’Autre Journal, Janvier 1991
dimanche
1- Journal d'un futur intégriste (Novembre 1990)
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Journal d’un futur intégriste
L’Autre Journal, Novembre 1990
Misère morale et matérielle, déceptions répétées, dans une Algérie en faillite, la chronique au jour le jour d’un homme ordinaire qui se résigne, la mort dans l’âme, au règne de l’intégrisme.
Samedi – Premier jour de la semaine. Alger suffoque. Les pluies d’octobre tardent à venir. Les gens ont chaud, sont irrités. La haine est dans la rue. Les journées infernales. Un temps de tremblement de terre. J’ai encore dormi cet après-midi. La tête sur le bureau. Au moins me serai-je reposé. Un samedi normal. La routine, comme toujours. Arrivée tardive au travail. Le café le matin. Quelques riens vite expédiés et le déjeuner. Le second café puis les éternelles discussions sur les matchs de foot de la veille (demain, on parlera plus de politique). Nous sommes l’un des pays où l’on travaille le moins. Deux à trois heures sur les huit théoriques. Cela me pèse parfois. A nous tous d’ailleurs. Mais nous savons trouver les raisons qui donnent bonne conscience. Pour un temps. La paye. Le plafond de verre qui bouche toute promotion. Les pistonnés. Les politiques. Les opportunistes. Et nous parlons des heures et des heures des agissements des autres. Refaire le pays. Jouer aux vertueux, tout en pensant à sa propre combine. Beaucoup de malhonnêteté dans ce comportement mais à qui la faute ? Comment se motiver quand tout est l’abandon ? En faillite. Comment y croire quand les grands trichent et le volent et que les petits ne rêvent que de les imiter ?
Dimanche – J’ai très mal dormi. La chaleur et le bruit. J’habite chez mes parents. Avec mes frères et sœurs. Dix au total pour un petit trois-pièces. Banal. Au moins arrivons-nous tous à dormir la nuit. Des voisins, des amis dorment à tour de rôle. Trop peu de place. Souvent, les garçons descendent dans la rue, le temps que les filles se changent. Ils montent ensuite et s’installent dans l’obscurité. Le logement est notre rêve à tous au bureau. Pas moyen de compter sur nos affaires sociales. Le syndicat, le piston, la magouille. Autant d’obstacles. Alors chacun sa ‘afsa, son plan. Il y a trop de monde dans cette ville et il ne cesse d’en arriver. L’appartement, c’est la considération. Avec la voiture, il est la clé de la réussite. J’ai vingt-six ans. Sans logement ni véhicule. Le mariage n’est pas pour demain. Je n’arrive pas à être résigné. Il y a en moins violence et haine. Des gens fortunes bâtissent de vrais châteaux. Des privilégiés ont trois ou quatre logements. Pour leurs enfants !
Certains foncent. Occupent les appartements de force. La police absente la plupart du temps est toujours là pour les déloger. Un jour tout se paiera. En attendant je vis dans un espace réduit. Sans intimité. Aurai-je un jour ma propre vraie vie ?
Lundi – En allant au travail je passe par la place des Martyrs. Il y a près de deux ans au même endroit, tout à côté du kiosque à journaux, j’ai vu la tête d’un enfant éclater sous les balles des soldats. Octobre… Notre première révolte depuis l’indépendance. Que n’a-t-on entendu à l’époque. L’Algérie au bord de la guerre civile ! Comment parler de guerre civile quand tous se lèvent contre une minorité d’escrocs et de profiteurs. Aujourd’hui les choses ont changé. Du moins en surface. Des dizaines de partis politiques. La démocratie… Déception. Nous avons tous un goût amer dans la bouche. Tous ont été touchés par ces événements. La situation réelle n’a pas évolué. Les riches sont plus riches. Les anciens ministres et les parachutistes qui ont torturé. Tous sont libres et nous vivons toujours la même misère morale et matérielle.
Un jour viendra où le sang à Alger coulera à nouveau. Et ni l’armée ni les politiques ne pourront stopper la haine et la violence. Nous voulons que ceux qui ont volé paient. Il n’est pas concevable que de leur pardonner l’échec du pays. On nous dit riches grâce au pétrole. Je ne peux me payer une simple mobylette. A moins de voler moi aussi. Je suis ingénieur. Dans tout autre pays ma situation serait confortable. Pas chez moi. Un jour, bientôt, les choses changeront et qu’importe la force qui bouleversera les privilèges et l’injustice.
Mardi - J’ai passé la journée à l’aéroport. Pagaille. Les émigrés repartent. Les étudiants à l’étranger aussi. Veinards. Un de mes amis est pari. Inscription à Orsay en poche. Entretiens. Caution bancaire. Logement. Equivalences. Carte de séjour. Six mois de galère pour y arriver. Il espère partir pour de bon. Comme ces vingt milles cadres qui ont quitté le pays depuis le début de l’année. Impossible de résister à ce flux. A cette folie du départ. Peur du FIS. Peur de demain. Peur du chômage, de la misère intellectuelle. Comment ne pas courir quand toute la foule court ? Aucune sérénité. Tous ou presque rêvent de partir. Vie facile. Société de consommation. Cartes de crédit. Supermarchés. Les journaux, les pièces détachées. Tout sera si facile…
Beaucoup de différences pourtant entre ceux qui partent. Chômeurs et petits diplômes. Départ pour de petits jobs. Travail au noir. Et souvent le retour au pays menottes aux poings. Pour eux, pour la majorité, un seul espoir, le visa d’émigration. Le Canada. L’Australie. Des légendes. Des rumeurs. Alors en attendant ils chantent. Espoir et auto dérision.
« Un bateau pour nous prendre est venu d’Australie
Qui l’a chassé ? C’est Chadli !
Alors pour nous c’est tant pis !
Allons au Canada
Là-bas, on l’aura
Notre blonda, notre villa et notre Honda ! »
Restent les cadres. Beaucoup de possibilités pour partir. Patience. Mais il faut la volonté de départ aussi. Les racines. La famille. La mère qui vieillit. La peur de l’aventure. Le racisme de l’autre côté et surtout ce sentiment d’échec. De défaite et de vie mal commencée. Je n’oublie pas les Algéro-Français. Les binationaux. Mère française. Anciens assimilés. Chance inouïe. Pour eux, la chose est aisée. Jalousie. On les appelle souvent cinquième colonne. Le parti de la France. Mauvaise foi. Pourtant, privilège des lois, ils échappent au service militaire d’ici et de là-bas. Le service national ! Dix-huit mois de souffrances qui cassent. Impossible de sortir du pays sans livret militaire. Précieux livret. Prix fort. Trafics.
Il m’arrive parfois de vouloir partir aussi. D’aller tisser ma vie ailleurs. Mais aurai-je le courage de rompre avec cette terre ? Devenir l’étranger ? Rester ici ? Essayer de mieux vivre. Rejoindre la vague qui gagnera sûrement. Le courant, la force. Taire ses réserves. Lâcher sa haine. Espérer les avantages. Pourquoi pas ? A chacun ses lâchetés.
Mercredi – Les rues sont pleines d’ordures. Cinquième jour de grève des éboueurs. Alger la blanche pue. Vive la démocratie. Les grèves. Depuis Octobre, depuis la nouvelle Constitution tout le monde joue avec. Des dizaines de partis politiques naissent. Champignons aux noms incroyables. Vingt-quatre millions d’habitants et bientôt vingt-quatre millions de partis. Narcissisme et folie du moi. Très peu de gens comprennent réellement ce qui se passe. Comment s’y retrouver après avoir été aussi longtemps aveugles et muets. Tous désormais parlent. Tous critiquent et veulent décider. Les politiciens nous intéressent de moins en moins. Nous qui vivons la vie de tous les jours. Nous dont ces partis parlent à tort et à travers n’avons en fait que peu de choix. Partir, se taire ou rejoindre la force qui détruira cet état d’injustice. Les paroles, les promesses, personne n’y croit. Rien n’a changé. Les manipulations continuent. Toutes ces grèves sauvages qui font regretter à certains l’ancien temps. Quelle est l’explication ?
Tout le monde manifeste aussi. Aujourd’hui devant l’Assemblée nationale, c’était le tour des femmes. Une quinzaine d’associations. Abrogation du Code de la famille. Droit à l’héritage. Abolitions de la polygamie. Halte aux sévices et aux menaces. Halte à l’intolérance et au machisme. J’ai vu une femme âgée. Une ancienne de la Bataille d’Alger, foulard rouge et vert autour du cou, se faire insulter par un barbu ivre de rage. Je n’ai pas bougé. Qui choisir ? Ce n’est qu’un début.
Les femmes algériennes. Problème de conscience. Comment être serein et juste tout en acceptant leur sort ? Comment arriver à faire taire le poids des traditions et des privilèges de l’homme ? Comment arriver à concilier la religion et leur désir de vraie vie ? J’avoue comprendre celles qui partent. Ici, n’est un pays que pour les hommes. Ma mère, mes sœurs me font de la peine. Je ne dis pourtant rien. Poids du passé. Lâcheté aussi. Certains, bientôt beaucoup, disent qu’elles prennent la place des hommes au travail. Je ne le pense pas. Mais je me tais devant ceux qui parlent ainsi. Je me tais comme ces milliers d’Algériens qui savent que tout doit changer pour la femme mais qui ne feront rien pour cela. Et si demain je rejoins les autres alors je serai obligé de faire comme eux et tant pis pour mes sœurs.
Jeudi – Le week-end. Comme chaque jeudi matin le marché. Peu de choses. Pénurie. Et le reste est hors de prix. La viande est un luxe. Sauf pour certains. La boucherie est l’endroit où l’on saisit sa misère. Deux cent grammes de viande hachée pour moi. Une épaule, un gigot pour l’autre. Malaise. Jalousie. Haine. Même les fruits sont inabordables. Qu’a fait le pétrole. Algérie pays sous-développé ex-agricole. L’après-midi, la sieste. Le café en ville. Parfois le cinéma. Rien d’extraordinaire. Pas de fièvre du jeudi soir. Soirée télé. Alger, Antenne 2, TF1 ou M6. Antenne parabolique ou antenne diabolique ? Surtout pas La 5. Impossible de voir ça avec les parents ou les sœurs. On s’amuse comme on peut. D’autres vont dans des restaurants chics. Les soirées dansantes. Les boîtes. La tchi-tchi. La jeunesse dorée. Monde de privilèges et de fric. Fils et filles de gouvernants. Classe aisée. Arrivistes aux poches débordantes. On y parle plus le français que l’arabe. Du moins on essaie. Appartements en France, à Majorque ou à Genève. Belles voitures. Voyages. Très facile d’être Algérien dans ces conditions. J’en ai connu certains. Même Lycée ou université. J’ai même réussi à entrer dans leur monde. Grand exploit. Amoureux pour un temps. Très vite la fin du rêve. Chacun sa place. Pas de voiture. Pas d’argent. Pourtant pas con. Mais le fossé est trop grand. Je ne suis pas dans et du système. Comme mes semblables. La réalité est toujours dure à supporter. Amertume. Demain le FIS aura le pouvoir. Ils s’enfuiront. Aucun problème. Beaucoup de biens de l’autre côté. Algérie, vache laitière. Ceux qui resteront paieront sûrement.
Qui choisir ? Ceux qui vont punir ? Ceux avec qui j’ai grandi, avec qui je partage la mal-vie ? Ou alors ceux qui n’ont jamais cessé de nous écraser ? Ceux qui nous rejettent. Ceux qui n’ont jamais rien fait pour nous. Pourtant aucun d’entre nous n’aurait refusé d’être des leurs. De vivre comme eux. Mais voilà, je suis de l’autre côté. Alors vengeance. Il aurait été si facile de nous détourner de la vague et de sa violence.
Vendredi – Jour saint. Jour de prières. Le prêche. De moins en moins de religion, beaucoup de politique. Je suis musulman. Bien sûr, j’ai bu de l’alcool, mangé du cochon. Comme la plupart des jeunes. Mais je suis musulman. Je n’ai pas toujours été sérieux avec les cinq prières du jour, mais tout cela est secondaire. Pour l’Algérie, être dans l’islam, c’est croire en Dieu. Etre juste. Essayer au maximum d’avoir une vie propre. Aucun de nous n’a attendu les barbus pour être musulman. Personne, hormis une minorité, n’a renié ses origines ou sa foi. Puis les « frères » sont venus. Avec eux la politique. La violence. Les traditions venues d’ailleurs. Les volontaires venus d’Afghanistan. Il y a dix ans, nous nous moquions d’eux. Aujourd’hui, on les admire. On les craint. Qui n’a pas été agacé par leur fausse douceur ? Mais voilà : ils se battent contre les gouvernants. Sans aucune concession. Ils savent parler de nos problèmes. Et lutter contre eux, c’est aussi, pour beaucoup, lutter contre Dieu.
Dans mes moments de raison je sens que je fais fausse route. Mais que peut la raison face au désespoir ? L’attente d’un ordre nouveau ? Et qu’importent les excès d’aujourd’hui et de demain. Il me faut une famille. Une dignité. Chacun son système. Hier le FLN et ses privilèges. Aujourd’hui le FIS et sûrement moi avec. Bien sûr, très peu sont devenus intégristes - comme on le dit de l’autre côté de la Méditerranée – par foi ou vocation mystique. Pour tous, il y a la haine et la rancœur. Le désire de vengeance. Un vide à combler. Des amis, des collègues avec qui nous allions au bar ont franchi le pas. J’hésite encore. Beaucoup de choses me font peur. La guerre civile. Cette incroyable haine vis-à-vis de la France, futur bouc émissaire. Il est sûr que les choses seront encore plus dures après leur arrivée au pouvoir, mais chaque jour qui passe nous pousse vers eux. Fatalité. Fin d’un rêve aussi. D’autres préféreront le rôle de réfugiés. Boat-people de la Méditerranée. On les parquera comme les Roumains. Comme les Albanais. Je préfère rester. Qu’importe la suite. Qu’importe le prix à payer.
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